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Chapitre II
Les facteurs
classiques sont impuissants à faire comprendre l’origine des instincts
Les instincts des animaux, on le sait, sont aussi innombrables
que merveilleux.
Ils ont ce caractère commun de permettre à l'animal d'agir spontanément,
sans réflexion logique, sans hésitation ni tâtonnement,
et d'atteindre le but visé avec une sûreté à laquelle
ne sauraient prétendre ni le raisonnement, ni l'éducation, ni
l'entraînement.
Grâce à l'instinct, l'animal, dans une espèce donnée,
agit toujours conformément au génie de cette espèce, parfois
d'une manière très compliquée, dans le but d'attaquer,
de se défendre, de se nourrir, de se reproduire, etc..
L'instinct essentiel est identique pour tous les individus d'une même
espèce et semble aussi difficilement variable que l'espèce elle-même.
Il constitue, pour cette espèce, une caractéristique psychique
aussi tranchée que sa caractéristique physique.
Or, pas plus que la formation des espèces, l'origine des instincts n'est
explicable par la sélection naturelle ou par l'influence du milieu.
C'est chez l'insecte qu'on peut le mieux observer l'instinct dans toute sa pureté.
Fabre a élevé un monument impérissable à son étude
et c'est à ses travaux qu'il faut se reporter pour comprendre le caractère
de variété, de complexité et de sûreté des
instincts en même temps que l’impossibilité de les expliquer
par les notions classiques.
Je me contenterai naturellement de quelques exemples.
Voici celui de Sitaris, cité comme l'un des plus remarquables par M.
Bergson : « Le Sitaris dépose ses oeufs à l'entrée
des galeries souterraines que creuse une espèce d'abeille, l’anthophore.
La larve du Sitaris, après une longue attente, guette l'anthophore mâle
au sortir de la galerie, se cramponne à elle, y reste attachée,
jusqu'au vol nuptial ; là, elle saisit l'occasion de passer du mâle
à la femelle et attend tranquillement que celle-ci ponde ses oeufs. Elle
saute alors sur l'oeuf, qui va lui servir de support dans le miel, dévore
l'oeuf en quelques jours, et, installée sur la coquille, subit sa première
métamorphose.
« Organisée maintenant pour flotter sur le miel, elle devient nymphe,
puis insecte parfait. Tout se passe comme si la larve du sitaris, dès
son éclosion, savait que l'anthophore mâle sortira de la galerie
d'abord, que le vol nuptial lui fournira le moyen de se transporter sur la femelle,
que celle-ci la conduira dans un magasin de miel capable de l'alimenter, quand
elle se sera transformée, que jusqu'à cette transformation, elle
aura dévoré peu à peu l'oeuf de l'anthophore, de manière
à se nourrir, à se soutenir à la surface du miel, et aussi
à supprimer le rival qui serait sorti de l'oeuf. Et tout se passe également
comme si le Sitaris lui-même savait que sa larve saura toutes ces choses.»
Un autre exemple classique est celui des hyménoptères giboyeurs.
Il faut, à la larve de ces insectes, une proie immobile et vivante :
immobile, car autrement elle pourrait mettre en péril, par ses mouvements
défensifs, l'œuf délicat et ensuite le vermisseau fixé
en l'un des points de son corps ; vivante, car la larve ne peut se nourrir de
cadavre.
Pour réaliser ce double desideratum nécessaire à sa larve,
l'hyménoptère doit paralyser la victime sans la tuer.
Pour cela, il faudrait à l'insecte, s'il agissait avec réflexion,
une science et une habileté prodigieuses. Il devrait d'abord doser son
redoutable venin de telle sorte qu'il y en ait juste assez pour paralyser sans
tuer. Puis et surtout, il devrait avoir une connaissance approfondie de l'anatomie
et de la physiologie de la victime et aussi une sûreté d'action
infaillible pour frapper du premier coup par surprise au bon endroit ; car la
proie est souvent redoutablement armée, et plus forte que l'agresseur.
L'aiguillon empoisonné doit donc être dirigé, à coup
sûr, sur les centres nerveux moteurs et là seulement. Il faut un,
deux ou plusieurs coups de dard suivant le nombre ou la concentration des ganglions
nerveux. Or, cette fonction redoutable et parfaite, l'insecte ne l'a pas apprise.
Lorsque l'hyménoptère déchire son cocon et sort de dessous
terre, ses parents ni ses prédécesseurs n'existent plus depuis
longtemps et lui-même disparaîtra sans connaître sa descendance
ni ses successeurs. L'instinct ne peut donc pas être transmis par éducation
ou par exemple. Il est inné.
Comment expliquer, par les facteurs classiques de l'évolution, l'origine
de cet instinct ?
L'instinct, nous, dit-on, n'est qu'une habitude acquise peu à peu et
transmise par hérédité.
Fabre s'est efforcé de montrer l'impossibilité de cette conception
: « quelque ammophile, dans un passé très reculé,
aurait atteint, par hasard, les centres nerveux de la chenille, et, se trouvant
bien de l'opération, tant pour elle, délivrée d'une lutte
non sans danger, que pour sa larve, approvisionnée d'un gibier frais,
plein de vie et pourtant inoffensif, aurait doué sa race, par hérédité,
d’une propension à répéter l'avantageuse tactique.
Le don maternel n'avait pas également favorisé tous les descendants...
alors est survenu le combat pour l'existence... les faibles ont succombé
; les forts ont prospéré et, d'un âge à l'autre,
la sélection, par la concurrence vitale, a transformé l'empreinte
fugitive du début en une empreinte profonde, ineffaçable, traduite
par l'instinct savant que nous admirons aujourd'hui dans l'hyménoptère.
»
Que la sélection (hypothèse darwinienne) ou l'usage répété
des instincts (hypothèse lamarckienne), aient pu renforcer ces instincts,
les perfectionner, c'est possible et c'est même probable. Mais l'une ni
l'autre hypothèse ne peut, d'après Fabre, expliquer l’origine
même de l'instinct.
Le hasard ni le besoin ne peuvent faire comprendre comment, chez l'insecte primitif,
du premier coup, sans tâtonnement, l'aiguillon a su trouver le ganglion
nerveux et a pu paralyser sans tuer. En effet : « Il n'y avait pas de
raison pour un choix. Les coups de dard devaient s'adresser à la face
supérieure de la proie saisie, à la face inférieure, au
flanc, à l'avant, à l'arrière, indistinctement, d'après
les chances d'une lutte corps à corps... Or, combien y en a-t-il de points
dans un ver gris, à la surface et à l'intérieur ? La rigueur
mathématique répondrait : une infinité. »
Cependant, l'aiguillon doit frapper du premier coup et infailliblement : «
l'art d'apprêter les provisions de la larve ne comporte que des maîtres
et ne souffre pas d'apprentis. L'hyménoptère doit y exceller du
premier coup ou ne pas s'en mêler... pas de moyen terme admissible, pas
de demi-succès. » Ou bien la chenille est opérée
suivant toutes les règles, ou bien c'est la mort de l'agresseur et de
sa descendance. Mais ce n'est pas tout : « Admettons le point voulu atteint
: ce n'est que la moitié. Un autre oeuf est indispensable pour compléter
le couple futur et donner descendance. Il faut donc qu'à peu de jours,
peu d'heures, d'intervalle, un second coup de stylet soit donné, aussi
heureux que le premier. C'est l'impossible se répétant, l'impossible
à la seconde puissance ! »
Ces conclusions de Fabre ont été récemment, il est vrai,
combattues comme trop absolues. Les recherches des Marchal, des Peckham, des
Perez et de la plupart des naturalistes contemporains semblent démontrer
que les instincts primaires, sont, au moins dans leurs détails, perfectibles
et variables.
Mais la difficulté primordiale, celle de l'origine des instincts primaires,
n'en persiste pas moins intégralement. Alors même qu'il serait
possible de ramener à l'action des facteurs classiques l'apparition d'instincts
secondaires ou les modalités des instincts primaires, l'origine même
de ces instincts primaires est tout aussi difficile à interpréter
que l'est l'origine des espèces.
L'instinct d'utiliser le dard empoisonné pose exactement le même
problème que l'origine de ce dard empoisonné.
L'organe ni l'instinct ne peuvent jouer de rôle utile comme agents d'adaptation
ou de sélection avant d'être suffisamment développés
ou perfectionnés. Donc, pour l'instinct comme pour les espèces,
l'adaptation ni la sélection ne sauraient être des facteurs essentiels
et créateurs.
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