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Chapitre I
Les
facteurs classiques sont impuissants à faire comprendre l’origine
même des espèces
Il n'est pas malaisé de faire ressortir que ni l'hypothèse
darwinienne, ni l'hypothèse lamarckienne ne peuvent faire comprendre
l’origine des caractères constitutifs d'une espèce nouvelle.
L'hypothèse darwinienne d'abord : la sélection naturelle, considérée
comme facteur essentiel du transformisme, se heurte à de grosses objections,
objections de principe et objections de fait. Il est inutile de les discuter
toutes, car il suffit d'une seule de ces objections, la plus grave, pour démontrer
l'impuissance du système. La voici : pour qu'une modification quelconque,
survenue dans la caractéristique d'une espèce ou d'un individu,
donne, à cette espèce ou à cet individu, un avantage appréciable
dans la lutte pour la vie. Il faut, de toute évidence, que cette modification
soit assez marquée pour être utilisable. Or, un organe embryonnaire,
une modification à l'état d'ébauche seulement, apparus
par hasard chez un être ou un groupe d'êtres ne leur peuvent être
d'aucune utilité pratique et ne leur donnent aucun avantage[1].
L'oiseau provient du reptile. Or, un embryon d'aile, apparu par hasard, on ne
sait pourquoi ni comment, chez le reptile ancestral, ne pouvait pas donner à
ce reptile la capacité et les avantages du vol et ne lui fournissait
aucune supériorité sur les autres reptiles, dépourvus de
ce rudiment inutilisable. Il est donc impossible d'attribuer à la sélection
naturelle le passage du reptile à l'oiseau.
Le batracien provient du poisson. Ce n'est pas douteux puisque nous voyons cette
évolution se renouveler pendant ; la vie du têtard, par une série
de changements successifs, perfectionnant le coeur, faisant apparaître
le poumon, donnant naissance aux pattes, etc.
Mais une ébauche de pattes et de poumons ne donne aucune supériorité
au poisson qui la posséderait. Pour avoir un avantage sur ses congénères,
il est indispensable que son coeur, ses poumons, ses organes locomoteurs soient
déjà suffisamment développés pour lui permettre
de vivre hors de l'eau : comme le fait, cette évolution achevée,
et à ce moment seulement, le têtard de la grenouille.
Les transformations embryonnaires de l'insecte sont plus frappantes encore.
Il y a un tel abîme entre l'anatomie et la physiologie de la larve et
celles de l'insecte parfait, qu'il est évidemment impossible de trouver,
dans la sélection naturelle, l'explication de l'évolution ancestrale[2].
Comprenant toute la valeur de l'objection, certains néodarwiniens n'ont
pas hésité à faire appel à la théorie lamarckienne
de l'influence du milieu et à placer l'origine des modifications créatrices
de nouvelles espèces dans une association d'influence de l'adaptation
et de la sélection.
Cette théorie, dite de la sélection organique, a été
formulée par Baldwin et Osborn en Amérique, et Lloyd Morgan en
Angleterre. Elle peut se résumer ainsi : si la variation apparue par
hasard se trouve coïncider ou concorder avec une variation identique due
à l'influence des conditions ambiantes, cette variation se trouve amplifiée
par cette double influence. Dès lors, elle pourra être assez marquée
pour donner prise à la sélection.
Delage et Goldsmith objectent à cette théorie : si la variation
innée est trop peu marquée au début pour présenter
quelque avantage et si c'est à l'adaptation ontogénétique
que revient, dans la constitution définitive de l'animal, le plus grand
rôle, cette adaptation se produit aussi bien chez les individus présentant
la variation innée en question que chez ceux qui en sont dépourvus.
Alors l'appoint apporté par la variation générale suffira-t-il
pour assurer la survie des uns au détriment des autres ? Il est plus
probable que non, car, s'il en était autrement, cette variation aurait
suffit à elle seule ».
On peut faire à la théorie une objection plus catégorique
encore : en admettant même que la variation originelle soit amplifiée
et doublée, triplée même si l'on veut, ce n'en sera pas
moins une très petite variation. Elle n'expliquera donc jamais l'apparition
de certaines formes de vie, telles que la forme oiseau. Un embryon d'aile, fût-il
même exubérant, n'en est pas moins un embryon inutilisable et ne
donnant aucune supériorité au reptile ancestral.
En réalité, cette théorie de la sélection organique
n'ajoute rien à la doctrine lamarckienne que nous allons étudier
maintenant : d'après cette doctrine, c'est l'adaptation à de nouveaux
milieux qui amène la formation de nouvelles espèces. L'origine
de la modification créatrice n'est pas due au hasard, mais au besoin.
Le développement ultérieur des nouveaux organes caractéristiques
provient alors de l'usage répété de ces organes et leur
atrophie du non-usage.
Il se produit ainsi, par des séries d'adaptations, des séries
de variations correspondantes, d'abord minimes, mais s'accumulant pour produire
les principales transformations.
La théorie lamarckienne a été adoptée par la grande
majorité des naturalistes contemporains, qui s'efforcent de ramener tout
le transformisme à l'influence du milieu.
Les systèmes de Cope[3], de Packar[4]
en Amérique, de Giard et Le Dantec, en France, sont des systèmes
Iamarckiens. Packard a résumé, dans les lignes suivantes, quelles
sont d'après lui, les causes des variations : « Le néolamarckisme
réunit et reconnaît les facteurs de l'école de Saint-Hilaire
et ceux de Lamarck, comme contenant les causes les plus fondamentales de variation
: il y ajoute l'isolement géographique ou la ségrégation[5], les effets de la pesanteur, des courants d'air et d'eau, le genre de vie,
fixe, sédentaire ou, au contraire, active ; les résultats de tension
et de contact (Payder, Cope et Osborn), le principe du changement de fonction
comme amenant l'apparition de nouvelles structures (Dohrn), les effets du parasitisme,
du commensalisme et de symbiose, bref du milieu biologique ainsi que la sélection
naturelle et sexuelle et l'hybridité. » En somme tous les facteurs
primaires concevables.
Cope s'est spécialement efforcé de faire comprendre l'apparition
des variations par l'action de ces facteurs primaires. II attribue aux variations
deux causes essentielles : la première est l'action Ledirecte du milieu
environnant, de tous les facteurs énumérés ci-dessus. Cope
l'appelle du nom général de physiogénèse. La deuxième
est l’influence de l'usage ou du non usage des organes, des réactions
physiologiques qui se produisent dans l'être, en réponse aux excitations
du milieu ambiant. Cope l'appelle la cinétogénèse.
Cette deuxième cause serait capitale et Cope en fait ressortir l'importance
par l'étude de la paléontologie. Les exemples qu'il donne à
l'appui de sa thèse sont innombrables. L'un des plus connus est la formation
du pied, par adaptation à la course, des quadrupèdes plantigrades
et surtout digitigrades avec la réduction progressive si caractéristique
du nombre des doigts chez ces derniers[6].
La formation des articulations du pied et de la main des mammifères est
également typique.
« Celle du pied, qui est très résistante, présente
deux saillies de l'astragale, premier os du pied, entrant dans deux fossettes
correspondantes du tibia, et une saillie de ce dernier os pénétrant
dans une fossette de l'astragale. Celte structure n'existe encore ni chez les
vertébrés inférieurs, comme les reptiles, ni chez les mammifères
ancêtres de chacune des grandes branches, actuelles : elle s'est formée
peu à peu grâce à un certain mode de mouvement et à
une certaine attitude de l'animal.
Les parois externes de ces os étant formées de matériaux
plus résistants que leurs parties centrales, voici ce qui a dû
se produire : l'astragale est plus étroit que le tibia qui repose sur
lui ; aussi les parties périphériques, plus résistantes,
du premier os se trouvaient-elles en face non des parties également résistantes
du second, mais de ses parties relativement dépressibles ; celles-ci,
soumises à cette pression ont subi une certaine résorption de
leur substance, et des fossettes, correspondant aux deux bords de l'astragale,
se sont formées. C'est exactement ce qui se produirait si on disposait
d'une façon analogue quelques matières inertes plus ou moins plastiques
et qu'on exerçât sur elles une pression continue.
La fossette du milieu du bord supérieur de l'astragale tient à
une cause du même genre. Ici, l'extrémité intérieure,
relativement peu résistante, du tibia, repose sur une région aussi
peu résistante de l'astragale ; ce qui agit, ce sont les secousses continuelles.
La conséquence de ces secousses doit être de faire prendre aux
parties malléables de l'os, la forme indiquée par la direction
de la pesanteur : il se formera une protubérance en haut et une excavation
en bas.
C'est exactement ce qui s'est produit pour le tibia et l'astragale. Depuis l'époque
tertiaire, jusqu'à nos jours, nous pouvons suivre la formation de cette
articulation : d'abord un astragale plan (chez le Periplychus rhabdodon du Mexique,
par exemple), puis une petite concavité qui s'accentue peu à peu
pour former une véritable fossette[7], enfin une protubérance pénétrant dans une concavité
du tibia venant compléter cette articulation[8].» Cité par Delage et Goldsmith.
Toutefois Cope ne se borne pas à ces conceptions mécanistes. Il
admet, dans l'évolution, une sorte « d'énergie de croissance.
» d'ailleurs mal déterminée, qu'il appelle « bathmisme
», énergie qui se transmettrait par les cellules germinales, et
constituerait un véritable dynamisme vital. Le dynamisme vital ferait
seul comprendre comment « la fonction fait l'organe ».
Par contre, Le Dantec, qui soutient également la doctrine lamarckienne,
reste fidèle au mécanisme pur. Il base l’évolution
sur ce qu'il a appelé « l'assimilation fonctionnelle ». D'après
ce système, la substance vivante au lieu de s'user, de se détruire,
par son fonctionnement même, comme l'enseignaient les physiologistes de
l'école de Cl. Bernard, se développe, au contraire, par ce fonctionnement.
Ce qui s'use et se dépense, ce sont simplement les matériaux de
réserve, tels que la graisse, le sucre des tissus, etc. ; mais la matière
vivante elle-même, celle du muscle, par exemple, s'accroît par l'usage.
C'est grâce à cette « assimilation fonctionnelle »
que se font l'adaptation aux milieux et la progression consécutive.
Quoiqu'il en soit, de toute évidence, la doctrine lamarckienne est infiniment
plus satisfaisante que la doctrine darwinienne.
L'est-elle complètement ? Pas du tout.
Elle peut rendre compte de l'apparition d'une foule de détails organiques
secondaires, de modifications plus ou moins importantes, telles que l'atrophie
des yeux de la taupe, l'hypertrophie du doigt médian des équidés
ou la structure spéciale des articulations du pied.
Mais elle est sûrement fausse, en tant que théorie générale,
parce qu'elle est impuissante à faire comprendre les faits les plus importants.
Elle n'explique pas les grandes transformations que nous avons envisagées
dans la critique de l'hypothèse darwinienne.
En face des grandes transformations, le lamarckisme est aussi impuissant que
le darwinisme, parce que ces transformations impliquent des changements radicaux
et pour ainsi dire immédiats et non une accumulation de modifications
minimes et lentes.
Le passage de la vie aquatique à la vie terrestre, de la vie terrestre
à la vie aérienne, ne peut absolument pas être envisagé
comme le résultat d'une adaptation.
Les espèces ancestrales, adaptées à des milieux très
spéciaux, n'avaient nul besoin d'en changer et, en auraient-elles senti
le besoin, elles ne l'auraient pas pu.
Comment le reptile, ancêtre de l'oiseau, aurait-il pu s'adapter à
un milieu qui n'était pas le sien et ne pouvait devenir le sien qu'après
le passage de la forme reptile à la forme oiseau.
Il ne pouvait, avant d'avoir des ailes, des ailes utiles et non embryonnaires,
avoir une vie aérienne et s'y adapter.
Un raisonnement identique s'applique naturellement au passage du poisson au
batracien.
Mais où l'impossibilité des transformations par adaptation apparaît
plus évidente encore, c'est dans l'évolution de l'insecte. Il
n'y a aucun rapport entre la biologie de la larve représentant, au moins
dans une certaine mesure l'état primitif de l'insecte ancestral et la
biologie de l'insecte parfait. On n'arrive même pas à concevoir
par quelles mystérieuses séries d'adaptations un insecte, habitué
à la vie larvaire, sous terre ou dans les eaux, aurait pu arriver progressivement
à se créer des ailes pour une vie aérienne, qui lui était
fermée et même sans doute inconnue.
Quand, de plus, on pense que ces séries mystérieuses d'adaptations
se seraient réalisées, non pas une fois, exceptionnellement, par
une sorte de «miracle naturel », mais autant de fois qu'il y a de
genres d'insectes ailés, en abandonne toute espérance de rattacher
l'apparition de leurs espèces aux facteurs lamarckiens, comme on a rejeté
l'idée de les attribuer aux facteurs darwiniens.
C'est l'évidence même. Plate, lui-même, avait bien compris
l'impossibilité de ces transformations formidables par adaptation, quand
il écrivait : « par le fait même qu'un animal appartient
à un certain groupe, les possibilités de variations se trouvent
restreintes, et, dans beaucoup de cas, réduites à des limites
très étroites ».
Ainsi donc, lamarckisme et darwinisme sont également impuissants à
donner une explication générale, adaptable à tous les cas,
de l'apparition des espèces.
Si la plupart des transformistes ne le comprennent pas encore, il en est pourtant
un certain nombre qui l'avouent et s'efforcent de trouver ailleurs le facteur
évolutif supérieur capable de supprimer les difficultés
inhérentes au naturalisme classique : certains néo-lamarckiens.
par exemple, tels que Pauly, attribuent aux éléments de l'organisme,
à l’ organisme lui-même, aux végétaux et aux
minéraux, une sorte de conscience profonde. Cette conscience profonde
serait à l'origine de toutes les modifications et de toutes les adaptations.
Il y aurait, à tous les degrés de l'échelle évolutive,
un effort continu et voulu d'adaptation.
Naegeli est plus catégorique encore : d'après lui, les organismes
comprennent deux sortes de plasmas : le plasma nutritif, propre à toutes
les espèces et non différencié, non spécifique et
le plasma spécifique ou idioplasma.
Or, cet idioplama contiendrait en lui, non seulement les « faisceaux mycéliens
» qui le caractérisent, mais aussi une tendance évolutive
interne avec toutes les capacités, toutes les potentialités de
transformation et de perfectionnement. Cette potentialité aurait existé
dès la première origine de la vie, dans les premières formes
vivantes. Les facteurs extérieurs ne feraient dès lors que faciliter
l'adaptation ; mais ils seraient incapables, à eux seuls, de provoquer
révolution.
Ils n'agiraient que pour aider, favoriser et soumettre à leur rythme
particulier cette évolution.
Ces conceptions de Naegeli sont extrêmement intéressantes. Elles
aboutissent, somme toute, à cette conclusion que l'évolution s'est
effectuée, non pas par l'influence du milieu, mais conformément
à cette influence.
L'adaptation apparaît dans tous les cas comme une conséquence,
parfois comme un facteur d'appoint, jamais comme une cause essentielle et suffisante.
C'est évidemment à cette conclusion que mène nécessairement
l'examen impartial des modifications créatrices des espèces. Mais
une pareille conception est absolument contraire au naturalisme classique.
[1] Inutile d'insister, d'autre part, sur ce qu'il y a d'antiscientifique et d'antiphilosophique à faire, du hasard, le facteur principal de l'évolution.
[2] La larve de l'insecte ne représente pas exactement l'insecte primitif, car elle a subi des changements importants, par suite d'adaptations nécessitées par ses modes d'existences. Mais, même si l'on fait abstraction de ces modifications secondaires, on constate un abîme énorme entre ce qu'était l'insecte primitif et ce qu'est l'insecte évolué
[3] Cope : The primary faction ni organic évolution
[4] Packabd : Lamarck, the founder of évolution : his life and work.
[5] Wagner et Gulick.
[6] Le cheval, par adaptation à la course, ne possède plus qu'un seul doigt, le médian, très hypertrophié et terminé par une épaisse couche de corne, et deux métacarpiens rudimentaires, accessibles seulement par la dissection : mais l'on voit la réduction du nombre et du volume des doigts latéraux s'effectuer dans les séries évolutives de ses ancê
[7] Chez le Poebrotherium labiatum du Colorado.
[8] Elle apparaît chez le Prothippus sejunctus, ancêtre du cheval actuel.
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