Le Centre Spirite Lyonnais Allan Kardec


Chapitre II : Edward Irving, les Shakers

L’histoire d’Edward Irving et son expérience des manifestations spiritualistes dans les années 1830 à 1833 présente un grand intérêt pour le chercheur psychique et contribue à combler le fossé entre Swedenborg et Andrew Jackson Davis. Les faits sont les suivants : Edward Irving est issu de cette souche écossaise pauvre et laborieuse qui a donné tant d’hommes célèbres. De la même souche, à la même époque et du même district, sortit Thomas Carlyle. Irving naquit à Annan en 1792. Après une jeunesse dure et laborieuse il devint un homme fort singulier. De sa personne il était géant, doué d’une force herculéenne ; sa splendide allure physique n’était troublée que par un méchant strabisme divergent – défauts qui, comme la jambe boiteuse de Byron, semble à certains égards présentés des analogies avec les excès de son tempérament. Son esprit viril, large et courageux, fut faussé par une formation précoce à l’école étroite de l’Église d’Écosse où les opinions dures et grossières des vieux Covenantaires – sorte de protestantisme impossible né de la réaction contre un catholicisme impossible – empoisonnaient encore l’âme humaine. Ces dispositions mentales portaient une étrange contradiction car, tandis qu’il avait hérité de cette théologie étroite il avait aussi énormément reçu de l’héritage qui constitue le seul patrimoine du plus pauvre des Écossais. Il était opposé à tout ce qui paraissait libéral et même une mesure de justice aussi évidente que le Bill de Réforme de 1832 trouva en lui un adversaire déterminé. Cet homme étrange, excentrique et formidable se serait trouvé plus à l’aise au XVIIe siècle, quand ses pareils tenaient des réunions dans la bruyère de Galloway et évitaient, voire même attaquer à mains nues les dragons de Claverhouse. Mais, quel que soit son siècle, il était destiné à inscrire son nom d’une façon ou d’une autre dans les annales du temps. Nous avons lu l’histoire de sa jeunesse opiniâtre en Écosse, de sa rivalité avec son ami Carlyle dans les faveurs de l’intelligente et vive Jane Welsh, de ses immenses promenades et de ses exploits physiques, de sa brève carrière d’instituteur plutôt violent à Kirkcaldy, de son mariage avec la fille d’un pasteur de cette ville et enfin de sa fonction de vicaire ou d’assistant du grand Dr Chalmers, à cette époque le plus célèbre ecclésiastique d’Écosse et dont l’administration de sa paroisse à Glasgow constitue l’un des chapitres marquants de l’histoire de l’Église d’Écosse. Dans cette fonction, Irving acquit la connaissance d’homme à homme des classes les plus pauvres, qui est la meilleure et la plus pratique de toutes les préparations au métier de vivre. Sans elle, aucun homme n’est vraiment complet. Il y avait en ce temps-là une petite église écossaise à Hatton Garden, près de Holborn, à Londres, qui avait perdu son pasteur et se trouvait bien mal en point, tant du point de vue spirituel que financier. On offrit la charge à l’assistant du Dr Chalmers qui, après quelques inquiétudes, l’accepta. Là, son éloquence tonnante et sa façon directe de délivrer le message évangélique commencèrent à attirer l’attention et, soudain, l’étrange géant écossais devint à la mode. L’humble rue fut bloquée par les attelages le dimanche matin et quelques-uns des hommes et des femmes les plus distingués de Londres se disputèrent une place dans le bâtiment sommairement installé. Cette extrême popularité, on le sait, ne dura guère et il se peut que l’habitude du prêcheur d’expliquer un texte pendant une heure et demie se soit révélée excessive pour les faibles anglais, bien qu’on l’accepte au nord de la Tweed. Finalement, on déménagea pour une église plus grande, dans Regent Square, qui pouvait contenir deux mille personnes et il se trouva suffisamment de courageux pour la remplir honorablement bien que le pasteur eut cessé d’exciter l’intérêt des premiers jours. Mis à part son éloquence, Irving semble avoir été un pasteur consciencieux et dur à la tâche, se débattant sans compter pour les besoins temporels des plus humbles de son troupeau, et toujours prêt quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit à obéir à l’appel du devoir.
Bientôt pourtant se produisit un léger différend entre lui et les autorités de son Église. La question en litige offrait une base excellente à une querelle théologique du genre de celles qui ont causé plus de mal au monde que la variole. La question était : est ce que le Christ avait en lui la possibilité du péché ou est-ce que la part divine en lui formait une barrière totale et absolue contre les tentations physiques. Les juges prétendaient qu’associer au Christ des idées comme celle du péché constituait un blasphème. Le pasteur opiniâtre répliquait non sans quelque raison qu’à moins que le Christ n’ait porté en Lui la capacité de pécher, et n’y ait résisté avec succès, Son sort sur cette terre n’était pas le même que le nôtre et Ses vertus ne méritaient pas autant d’admiration. La question fut portée sur la place publique et on y consacra un immense sérieux et un temps infini, avec le résultat que le Tribunal ecclésiastique affirma à l’unanimité sa désapprobation à l’égard des opinions du pasteur. Comme pourtant ses ouailles lui exprimèrent à leur tour une approbation sans réserve, il se permit d’ignorer la censure de ses frères officiels. Mais un plus gros obstacle l’attendait et quand Irving s’y heurta, son nom vécu comme vivent tous les noms qui s’associent aux problèmes spirituels réels. Il faut avant tout bien comprendre qu’Irving s’intéressait profondément aux prophéties bibliques, en particulier aux vagues et terribles images de Saint-Jean et aux prévisions étrangement méthodiques de Daniel. Il rumina beaucoup sur les années et les jours qui étaient fixés pour durer avant les jours de colère qui précéderait la Seconde Venue du Seigneur. D’autres, à cette époque – les années 1830 et suivantes – étaient profondément engagés dans les mêmes et sombres spéculations. Parmi eux se trouvait un riche banquier du nom de Drummond qui possédait une grande maison de campagne à Albury prêt de Guilford. Dans cette demeure, ces chercheurs bibliques avaient coutume de se réunir périodiquement, discutant et comparant leurs opinions avec tant de conscience qu’il n’était pas rare que leurs sessions dépassent une semaine, chaque jour étant entièrement occupé du petit déjeuner au souper. On appelait ce groupe les « Prophète d’Albury ». Excités par les présages politiques qui conduisirent au Bill de Réforme, ils considéraient tous que le fond de l’abîme avait été atteint. On a du mal à imaginer quelle aurait été leur réaction s’ils avaient vécu suffisamment pour connaître la Grande Guerre. Quoi qu’il en soit, ils étaient convaincus que la fin de toute chose était proche et ils recherchaient avec ardeur les signes et les prodiges, arrachant aux paroles vagues et sinistres des prophètes toutes sortes d’interprétations fantastiques.
Finalement, au-dessus de l’horizon monotone des événements humains, une étrange manifestation se produisit effectivement. Une légende courait affirmant que les dons spirituels des premiers âges se réaffirmeraient avant la fin ; et voici qu’apparemment le don des langues sortait de l’oubli pour entrer à nouveau dans l’expérience de l’humanité. Tout avait commencé en 1830 sur la côte ouest d’Écosse où les noms des sujets sensitifs, Campbell et Mac Donald, parlaient de ce sang celtique qui a toujours été plus proche des influences spirituelles que la plus lourde race teutonne. Les Prophètes d’Albury furent très intrigués et envoyèrent un émissaire de l’église de M. Irving pour enquêter et faire rapport. Celui-ci découvrit que l’affaire était bien réelle. Les gens avaient bonne réputation et, de fait, l’un d’eux, une femme, n’aurait pu être mieux qualifiée que du nom de Sainte. Les langues étranges dans lesquelles ils s’exprimaient tous deux jaillissaient par intervalles et cette manifestation s’accompagnait de guérisons miraculeuses et d’autres signes de pouvoirs. Manifestement, il n’y avait ni fraude ni supercherie mais bien un afflux réel d’une force étrange qui nous ramenait aux temps apostoliques. Les fidèles attendirent ardemment les prochains événements. On n’attendit guère longtemps ; ils éclatèrent dans la propre église d’Irving. Ce fut en juillet 1831 que la rumeur se propagea selon laquelle certains membres de la congrégation avaient été saisis par ces bizarres façons dans leur propre maison ; on organisa de discrètes démonstrations dans la sacristie et en d’autres endroits protégés. Le pasteur et ses conseillers étaient très indécis sur le point de savoir s’il fallait tolérer une manifestation pleinement publique. La question se résolut d’elle-même, comme les esprits savent le faire, et au mois d’octobre de la même année le prosaïque service de l’Église d’Écosse fut soudain interrompu par les étranges exclamations d’un possédé. La chose survint avec une telle soudaineté et une telle véhémence, au cours des deux services, le matin et l’après-midi, qu’un mouvement de panique s’empara de l’assemblée. Et s’il n’y avait pas eu leur géant de pasteur tonnant : « Oh, Seigneur, apaise le tumulte des Tiens ! » Une tragédie aurait pu s’ensuivre. Ceux dont les goûts inclinaient au conservatisme produisaient de leur côté quantité de sifflets et bien du tapage. L’un dans l’autre, la sensation fut considérable et les journaux du jour en furent remplis, bien que leurs commentaires eussent négligé le respect et l’approbation.
Les sons provenaient des femmes comme des hommes et consistaient au début en bruits inintelligibles, soit un simple baragouin soit une langue entièrement inconnue. « Des sons soudains, plaintifs, incompréhensibles », rapporte un témoin. « Il y avait une force et une plénitude du son, relate une autre description, dont les délicats organes féminins auraient semblé incapables. » « Cela éclata dans un craquement épouvantable et terrible », dit un troisième témoin. Beaucoup cependant furent fortement impressionnés par ces sons et parmi eux on trouve Irving lui-même. « Il y a une puissance dans la voix qui pénètre le coeur et inspire à l’esprit une terreur comme je n’en ai jamais éprouvé de pareille. Il y a une allure, une majesté et une grandeur soutenue comme je n’en ai jamais entendu de semblable. Cela ressemble à l’un des plus simples et des plus anciens cantiques du service de la cathédrale, au point que j’ai été amené à penser que ces cantiques dont on retrouve la trace jusqu’à Ambroise, sont des fragments de paroles inspirées de l’Église primitive ».
En outre, bientôt des mots anglais compréhensibles s’ajoutèrent aux étranges accès. Ils consistaient en général en prières et exclamations dépourvues de tout caractère supranormal apparent, si ce n’est qu’elles étaient émises à des heures hors de propos et indépendamment de la volonté du locuteur. Pourtant, dans quelques cas, ces pouvoirs se développèrent jusqu’à ce que le sujet, quand il se trouvait sous leur influence, délivre de longues harangues, dise la loi de la façon la plus dogmatique sur des points de doctrine, et émette des réprimandes qui, à l’occasion, s’adressaient même au patient pasteur.
Il se peut qu’il y ait eu – en fait, il y a probablement eu – une origine psychique à ces phénomènes, mais ils se développèrent sur un terreau de théologie bigote et étriquée qui ne pouvait conduire qu’au désastre. Même le système religieux de Swedenborg manquait d’envergure pour recevoir la totalité des dons des esprits dans leur intégrité, on peut donc imaginer ce qu’ils devinrent lorsqu’ils durent se contracter à l’intérieur des étroites limites d’une Église écossaise où chaque vérité doit être dépouillée ou tordue jusqu’à ce qu’elle corresponde à chaque texte fantastique. Le bon vin nouveau n’entrera pas dans les vieilles bouteilles étroites. S’il y avait une révélation plus complète, d’autres messages auraient sans doute été reçus sous d’autres modes et la question aurait été exposée dans ses justes proportions et les dons spirituels auraient pu être vérifiés les uns par les autres. Mais on n’observa aucun développement, si ce n’est une marche au chaos. Certains enseignements reçus ne purent se concilier avec l’orthodoxie et leur origine fut par conséquent attribuée au démon. Certains sensitifs en condamnèrent d’autres comme hérétiques. La voix s’éleva contre la voix. Le pire se produisit lorsque certains parmi les orateurs majeurs acquirent la conviction que leurs propres discours étaient d’origine infernale. Ils donnaient, semble-t-il, pour raison essentielle que ces discours ne s’accordaient pas avec leurs propres croyances spirituelles, ce qui pour certains d’entre nous semblerait plutôt indiquer une origine angélique. Ils s’avancèrent aussi sur le chemin glissant de la prophétie et furent confondus quand leurs prédictions ne se réalisèrent point.
Certaines déclarations qui furent transmises par ces sensitifs, et qui heurtèrent leurs sensibilités religieuses, méritent de la part d’une génération plus éclairée une attention sérieuse. Ainsi, on rapporte que l’un de ses orateurs de la Bible aurait dit, à propos de la société biblique « que c’était l’injure battant la campagne, éteignant l’Esprit de Dieu par la lettre du Nom de Dieu ». Vraie ou fausse, cette parole semble indépendante de celui qui la proféra et elle est en accord profond avec nombre d’enseignements spiritualistes que nous recevons aujourd’hui. Aussi longtemps que la lettre est considérée comme sacrée, exactement aussi longtemps on pourra tout prouver avec ce livre, y compris le matérialisme le plus pur.
L’un des principaux porte-parole de l’esprit était un certain Robert Baxter – à ne pas confondre avec le Baxter qui quelque trente ans plus tard fut associé à certaines prophéties remarquables. Ce Robert Baxter semble avoir été un solide citoyen, honnête et ordinaire qui considérait les Écritures plutôt comme un homme de loi considère un document légal, avec une évaluation précise de chaque phrase – en particulier les phrases qui convenaient à son système héréditaire de religion. C’était un homme honnête affligé d’une conscience jamais en repos et qui se souciait sans cesse du moindre détail mais qui restait de marbre quant à la vaste plateforme sur laquelle reposaient ses croyances. Cet homme fut puissamment affecté par l’influx d’esprit – pour employer ses propres mots, « sa bouche s’ouvrit d’autorité ». D’après son témoignage, le 14 janvier 1832 marqua le commencement de 1260 jours mystiques qui devaient précéder le Second Avènement et la fin du monde. Pareille prédiction dut sembler particulièrement émouvante à Irving avec ses rêves millénaristes. Mais longtemps avant que le compte des jours fut achevé Irving reposait dans sa tombe et Baxter avait conjuré les voix qui, au moins en cette occurrence, l’avaient trompé.
Baxter a rédigé un opuscule au titre prodigieux, Narrative of Facts, Characterising the Supernatural Manifestations, in Members of Mr Irving’s Congrgation, and other Individuals, in England and Scotland, formerly in the Writer Himself (Récits de faits caractérisant les manifestations surnaturelles, chez les membres de la Congrégation de M. Irving, et autres individus, en Angleterre et en Écosse, précédemment chez l’auteur lui-même). La vérité spirituelle ne pouvait pas davantage venir par un tel cerveau que la lumière blanche ne pourrait naître d’un prisme, et pourtant Baxter doit admettre dans son récit la production de bien des choses qui semblent surnaturelles, et noyées dans bon nombre de points douteux et quelques contre-vérités manifestes. L’objet de cet opuscule consiste avant tout à abjurer ces guides mauvais et invisibles, afin qu’il lui soit permis de faire retour au sein paisible et un peu niais de l’Église d’Écosse. Il faut pourtant remarquer qu’un autre membre de la Congrégation d’Irving rédigea une réponse affligée d’un titre encore plus long et qui montrait que Baxter avait raison tant qu’il parlait à l’instigation des esprits et tort dans ses conclusions sur l’origine satanique. Cet opuscule est intéressant car il contient des lettres de diverses personnes possédant le don des langues, qui montrent des gens honnêtes et incapables de toute tromperie délibérée.
Que pourrait dire de cet épisode un chercheur psychique impartial familier des développements modernes ? Il nous semble qu’il y a eu un véritable afflux psychique, étouffé et dissimulé par une théologie mesquine et sectaire fondée sur la perfection de l’interprétation littérale qui amena la réprobation sur les Pharisiens. Si nous pouvons risquer une opinion personnelle, ce sera que le parfait récipient de l’enseignement des esprits est l’homme sérieux qui a cheminé à travers tous les crédo orthodoxes et dont le cerveau, ardent et réceptif, est une surface vierge prête à enregistrer une nouvelle impression exactement comme il la recevra. Il devient ainsi le véritable enfant, l’élève de l’enseignement de l’Autre Monde et tous les autres types de spiritualistes paraîtront transiger.
Cela ne modifie en rien le fait que la noblesse personnelle de caractère peut faire de l’honnête homme de compromis un type bien plus élevé que le pur spiritualiste mais cela ne s’applique qu’à la philosophie réelle. Le champ du spiritualisme est infiniment étendu et toutes les variétés de chrétiens, d’hindous, de musulmans ou de parsis peuvent s’y installer dans la fraternité. Mais la simple acceptation du retour et de la communion avec les esprits ne suffit pas. De nombreux sauvages possèdent cela. Nous avons également besoin d’un code moral et, que nous considérions le Christ comme un professeur bienveillant ou comme un ambassadeur divin, Son véritable enseignement éthique, sous une forme ou sous une autre même si elle n’est pas associée à son nom, reste une chose essentielle pour l’élévation de l’humanité. Mais toujours il faut mettre cela à l’épreuve de la raison et agir selon l’esprit et non la lettre.
Arrêtons là cette digression. Dans les voix de 1831 apparaissent les signes d’une véritable puissance psychique. C’est une loi spiritualiste reconnue que toutes les manifestations psychiques sont déformées quand elles sont filtrées par une religion étroitement sectaire. C’est également une loi que les individus imbus d’eux-mêmes et prétentieux sont la cible du monde des esprits et attire des entités malicieuses qui se jouent d’eux avec des grands noms et des prophéties qui tournent le prophète en ridicule. Tels étaient les guides qui descendirent sur le troupeau de M. Irving et produisirent les divers effets constatés, bons ou mauvais selon l’instrument utilisé.
L’unité de l’Église, secouée par le précédent blâme du presbytère, se dissolut devant cette nouvelle épreuve. On assista à une grande scission et le bâtiment fut réclamé par les syndics. Irving et les courageux qui lui restaient fidèles s’en allèrent à la recherche d’un nouveau local qu’ils trouvèrent dans la salle utilisée par Robert Owen, le philanthrope et libre-penseur socialiste qui devait, quelque vingt ans plus tard, devenir l’un des pionniers de la conversion au spiritualisme. Là, dans Gray’s Inn Road, Irving rallia les fidèles. On ne peut nier que l’Église, ainsi qu’il l’organisa, avec ses anges, ses anciens, ses diacres, ses langues et ses prophéties fut la meilleure reconstitution d’une église chrétienne primitive jamais réalisée. Si Pierre et Paul se réincarnaient à Londres, ils seraient très déconcertés, voire horrifiés par la cathédrale Saint-Paul ou par Westminster, mais ils se seraient certainement trouvés dans une ambiance parfaitement familière dans les réunions auxquelles présidait Irving. Le sage reconnaît qu’on peut approcher Dieu par d’innombrables voies. Le cerveau des hommes et l’esprit du temps ont des réactions diverses à la grande cause primordiale et on ne peut qu’insister sur une charité pleine et entière tant chez soi que chez les autres. Or, c’était de cela qu’Irving semblait le plus démuni. Il mesurait toujours l’univers à l’aune de ce qui n’était qu’une secte parmi les sectes. Il arrivait qu’il en fût vaguement conscient et il se peut que ces luttes avec Satan, dont il se plaignit tant, de la même façon que Bunyan et les anciens Puritains s’en plaignirent, eussent une explication bizarre. L’Ange de l’Abîme était en réalité l’Esprit de Vérité et le combat intérieur ne se disputait pas entre la Foi et le Péché mais bien entre les ténèbres d’un dogme hérité et la lumière de la raison instinctive et naturelle, don de Dieu, se dressant à jamais dans une révolte permanente contre les absurdités humaines. Mais Irving vivait très intensément et les crises successives qu’il avait dû traverser l’avaient brisé. Ces débats avec les théologiens raisonneurs tout comme avec des ouailles récalcitrantes peuvent nous sembler ordinaire avec le recul des années mais pour lui, étant donné son âme ardente, sérieuse et tempétueuse, il s’agissait de quelque chose de vital et de terrible. Pour l’esprit libre, cette secte-ci ou une autre, quelle différence ? Mais pour Irving, tant du fait de son éducation et de son hérédité, l’Église d’Écosse était l’arche de Dieu et lui, le fils zélé et loyal conduit par sa conscience, s’était pourtant précipité en avant pour trouver closes et fermées derrière lui les grandes portes du salut. Branche coupée de son arbre, il languissait. C’est une comparaison juste et bien plus encore qu’une comparaison car elle devint un fait physique. En pleine force de l’âge, ce géant se fana et se ratatina. Sa puissante charpente se courba, ses joues se creusèrent et se firent blafardes, ses yeux brillèrent de la funeste fièvre qui le consumait. Et c’est ainsi que, travaillant jusqu’à l’extrême fin, avec sur les lèvres ces mots : « Si je meurs, je meurs avec le Seigneur », son âme passa dans cette lumière plus claire et plus dorée où les cerveaux fatigués trouvent le repos et où l’esprit anxieux entre dans un état de paix et d’assurance que la vie n’a jamais donné.
A côté de cet incident isolé que constitue l’église d’Irving, il y eut en ces années une autre manifestation psychique qui conduisit plus directement à la révélation de Hydesville. Il s’agit de l’apparition dans les communautés de Shakers aux États-Unis de phénomènes spirituels qui n’ont pas encore reçu toute l’attention qu’ils méritent.
Ces braves gens semblent avoir eu des relations, d’un côté avec les Quakers et, de l’autre, avec les émigrés des Cévennes qui se réfugièrent en Angleterre pour échapper aux persécutions de Louis XIV. Même en Angleterre leur vie inoffensive ne limite pas à l’abri de la persécution des bigots et ils furent obligés d’émigrer en Amérique au moment de la guerre d’indépendance. Ils y fondèrent des colonies en divers endroits, menant une vie simple et innocente suivant des principes communistes, avec comme mots d’ordre : sobriété et chasteté. Il n’est pas surprenant que, tandis que le nuage psychique des puissances de l’Au-delà s’installait lentement sur la terre, il trouvât son premier écho dans ces communautés si altruistes. En 1837 existaient soixante communautés de cette sorte et toutes faisaient écho à divers degrés à ces nouvelles puissances. Ils gardèrent leurs expériences strictement secrètes à l’époque car, comme leurs anciens l’expliquèrent par la suite, on les aurait sans doute tous envoyés à Bedlam s’ils avaient raconté ce qui se passait en réalité. Pourtant, deux livres, Holy Wisdom (Sagesse sacrée) et The Sacred Roll (Le rouleau sacré) tirés de leurs expériences furent publiés un peu plus tard.
Les phénomènes semblent avoir démarré par les bruits d’avertissement habituels et avoir été suivis de l’obsession occasionnelle de la communauté presque entière. Tous, hommes et femmes, se révélèrent ouverts à la possession des esprits. Les envahisseurs ne vinrent pourtant qu’après en avoir demandé la permission et à des intervalles tels que leur présence ne gênait pas les travaux de la communauté. Les principaux visiteurs étaient des esprits Indiens peaux-rouges qui arrivèrent collectivement en tant que tribu. « Un ou deux anciens se trouvaient sans doute dans la pièce en bas, on frappait à la porte et les Indiens demandaient la permission d’entrer. La permission accordée, toute une tribu d’esprits indiens s’attroupait alors dans la maison et, en quelques minutes, on entendait des « Whoouup ! » ici et là, dans la maison entière.» Les whoouup émanaient bien entendu des propres organes vocaux des Shakers mais tant qu’ils se trouvaient sous contrôle indien, ils se parlaient en indien, dansaient des danses indiennes et montraient de toutes les façons possibles qu’ils étaient réellement possédés par les esprits peaux-rouges.
On peut se demander pourquoi ces indigènes nord-américains jouent un rôle si important non seulement dans les débuts de ce mouvement, mais aussi dans sa poursuite. Il existe peu de médiums physiques dans ce pays, tout comme en Amérique, qui n’ont pas un guide indien peau-rouge, dont on a assez fréquemment obtenu la photographie par des moyens psychiques, portant encore ses boucles de scalps et ses tuniques. C’est l’un des nombreux mystères que nous devons encore éclaircir. Nous ne pouvons qu’affirmer sans crainte de nous tromper et d’après notre propre expérience, que de tels esprits sont puissants quant à la production de phénomènes physiques mais qu’ils ne nous apportent jamais d’enseignements élevés qui nous arrivent par les esprits soit européens soit orientaux. Les phénomènes physiques revêtent cependant une très grande importance car ils attirent l’attention des sceptiques sur ces questions et, par conséquent, le rôle assigné aux Indiens est tout à fait essentiel. Les hommes rudes et vivant au grand air paraissent, dans la vie des esprits, être particulièrement associés aux manifestations rudimentaires de l’activité spirituelle et on a souvent répété, bien qu’on ait du mal à trouver le moyen de le démontrer, que leur principal organisateur était un aventurier connu dans ce monde sous le nom de Henry Morgan, individu qui mourut gouverneur de la Jamaïque, poste auquel il avait été nommé à l’époque de Charles II. Ce genre d’affirmation non prouvée n’a, il faut l’admettre, aucune valeur dans l’état actuel de nos connaissances mais il faut les enregistrer car de nouvelles informations pourraient les éclairer d’un jour nouveau dans l’avenir. John King, nom de l’esprit du soi-disant Henry Morgan, est un être tout à fait réel et il y a peu de spiritualistes expérimentés qui n’ont pas contemplé son visage à la barbe drue ni entendue sa voix puissante. Quant aux Indiens qui sont ses collègues ou ses subordonnés, on ne peut que hasarder la conjecture selon laquelle ils sont enfants de la Nature et donc, peut-être, plus proches des secrets primitifs que d’autres races plus complexes. Il se peut que leurs tâches particulières soient de nature expiatoire, en vue de racheter quelque faute – explication que l’auteur a entendue de leur propre bouche.
On peut penser que ces remarques nous éloignent de l’expérience réelle des Shakers mais les difficultés soulevées dans l’esprit du chercheur proviennent en grande partie de la quantité de faits nouveaux, sans aucun ordre ni explication, auquel il est obligé de se confronter. Son cerveau ne dispose d’aucune case où les faire entrer. L’auteur s’efforcera donc au long de ces pages d’offrir autant que possible sa propre expérience ou celle de ceux sur qui il sait pouvoir compter ; ce genre d’illustration permettra peut-être de rendre le sujet plus compréhensible et de donner au moins une indication sur les lois sous-jacentes qui sont aussi contraignantes pour les esprits que pour nous mêmes.
Par-dessus tout, le chercheur doit rejeter définitivement l’idée que les désincarnés sont forcément des entités sages et puissantes. Ils ont leur personnalité et leurs limitations, tout comme nous, et ces limitations sont davantage marquées dès lors qu’ils doivent se manifester à travers une substance aussi étrangère à eux que la matière.
Les Shakers avaient parmi eux un homme d’une intelligence supérieure, F. W. Evans, qui donna de toute cette question une relation très claire et divertissante que les curieux peuvent retrouver dans le numéro du 24 novembre 1874 du New York Daily Graphic et qui a été largement reprise dans l’ouvrage du colonel Olcott People From the Other World (Gens de l’autre monde).
M. Evans et ses collègues, après le premier désordre, physique et mental, causé par cette irruption psychique, s’attelèrent à l’étude de sa signification réelle. Ils arrivèrent à la conclusion que le sujet pouvait se diviser en trois étapes. La première étape consistait à prouver à l’observateur que la chose était bien réelle. La seconde était consacrée à l’instruction, car même le plus humble des esprits peut apporter des informations sur sa propre expérience des conditions post-mortem. La troisième étape portait le nom de phase missionnaire et consistait en applications pratiques. Les Shakers arrivèrent à la conclusion inattendue que les Indiens étaient là non pour enseigner mais pour apprendre. Ils les traitèrent donc avec exactement le même prosélytisme qu’ils déployaient dans le monde. Une expérience analogue s’est depuis produite dans bien des cercles spiritualistes, où des esprits humbles et inférieurs en sont arrivés à se faire enseigner ce qu’ils auraient dû apprendre en ce monde s’ils y avaient rencontré de vrais maîtres. On se demandera pour quelles raisons les esprits supérieurs de l’Au-delà ne répondent pas à ce désir. En une remarquable occasion, l’auteur reçu cette réponse : «Ces gens sont beaucoup plus proches de vous que de nous. Vous pouvez les atteindre là où nous n’y parvenons pas».
Il est clair à partir de là que les braves Shakers n’entrèrent jamais en contact avec les guides supérieurs – il se peut qu’ils n’avaient pas besoin d’être guidés – et que leurs visiteurs demeuraient sur un plan peu élevé. Ces visitations se poursuivirent pendant sept années. Quand les esprits s’en repartirent, ils informèrent leurs hôtes qu’ils s’en allaient mais que bientôt ils reviendraient et que, lorsqu’ils le feraient, ils envahiraient le monde et pénétreraient dans les palais comme dans les chaumières. Quatre ans plus tard exactement se faisaient entendre les coups frappés de Rochester.
A cette occasion Elder Evans et un autre Shaker se rendirent à Rochester pour voir les soeurs Fox. Leur arrivée fut saluée avec un grand enthousiasme par les forces invisibles qui proclamèrent qu’il s’agissait bien de l’oeuvre annoncée. Une remarque d’Elder Evans vaut qu’on l’a cite. A la question « Ne pensez-vous pas que votre expérience est très similaire à celle des moines et des hommes du Moyen Âge ? » Il ne répondit pas : « Les nôtres viennent des anges tandis que les leurs venaient du diable », comme c’eut été le cas si la situation avait été inversée, mais avec une grande ouverture d’esprit et une délicieuse franchise il dit : « Certainement. C’est l’explication qu’on en a donné à toutes les époques. Les visions de Sainte Thérèse étaient aussi spiritualistes que celles qui ont été fréquemment accordées aux membres de notre société.» Quand on lui demanda ensuite si la magie et la nécromancie n’appartenait pas à la même catégorie, il répondit : « Oui. C’est lorsque le spiritualisme est employé à des fins égoïstes ». Il est clair qu’il y a presque un siècle existaient des hommes forts capables d’instruire nos sages d’aujourd’hui.
Mme Hardinge Britten, cette bien remarquable femme, a relaté dans son ouvrage, Modern American Spiritualism (le spiritualisme moderne américain) comment elle entre en contact étroit avec la communauté Shaker où on lui montra les comptes-rendus, faits à l’époque, de leurs visitations spirituelles. Ces documents annonçaient que la nouvelle ère devait être inaugurée par une extraordinaire découverte de richesses matérielles aussi bien que spirituelles. Cette prophétie est tout à fait remarquable car c’est un fait historique que les champs aurifères de Californie furent découverts très peu de temps après l’explosive naissance des manifestations psychiques. Un Swedenborg, avec sa doctrine des correspondances, soutiendrait peut-être que l’une était complémentaire de l’autre.
Cet épisode des manifestations chez les Shakers forme un lien tout à fait distinct entre l’oeuvre du pionnier de Swedenborg et la période de Davis et des soeurs Fox. Nous examinerons maintenant la carrière du premier, qui est intimement liée à l’émergence et au progrès du mouvement psychique moderne.

 

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