Le Centre Spirite Lyonnais Allan Kardec


CHAPITRE III
Les expériences de M. P. Janet et l'hypothèse d'un personnage subconscient

 

Sommaire : Pauvreté psychologique des hystériques. Fausse personnalité créée par suggestion.Fonctions de la subconscience, suivant M. P. Janet.Discussion de cette hypothèse. L'anesthésie et la distraction hystériques.L'oubli chez les hystériques.Les suggestions négatives.Le rapport magnétique. - Il n'existe pas de personnage subconscient. - C'est l'âme qui subit des changements psychiques allotropiques. - Comparaison des hystériques et des médiums. - Il est contraire aux faits de prétendre que les médiums sont nécessairement des hystériques. -

Pour bien apprécier les études de M. P. Janet, il faut connaître ses sujets, et savoir jusqu'à quel point ils diffèrent des personnes normales. Nous lui empruntons ses descriptions qui sont démonstratives[1] .

« Quiconque examinera avec attention la conduite de Lucie à l'état de veille, reconnaîtra facilement qu'elle est un « type visuel » extrêmement net. Elle pense, elle parle, elle agit presque uniquement par le sens de la vue. D'abord la pauvre femme ne pourrait guère faire autrement, car elle n'a conservé d'à peu près intact que le sens de la vue. Elle n'a gardé la sensation tactile sur aucun point du corps ; elle n'a aucune sensation musculaire ; on peut remuer ses membres, même les attacher derrière elle, arrêter ses mouvements spontanés, le tout, sans qu'elle s'en aperçoive si elle ne regarde pas. »
« Cette anesthésie très profonde lui a enlevé complètement tout souvenir de sensations tactiles, elle prétend que tout le monde est comme elle. Outre cette perte du sens tactile, Lucie a presque complètement perdu le sens de l'ouïe, elle n'entend parler que si la voix est proche et assez forte, elle ne perçoit pas le tic-tac de ma montre, mêrne si je l'applique contre son oreille. La vue, quoique très diminuée (acuité visuelle un tiers, champ visuel restreint à 20°), est encore le meilleur sens qu'elle possède. Aussi s'en sert-elle continuellement ; elle ne fait pas un mouvement, ne marche pas sans regarder sans cesse ses bras, ses jambes, le sol, etc. C'est ainsi d'ailleurs qu'un grand nombre d'hystériques peuvent conserver la faculté de coudre, de tricoter, d'écrire, sans avoir aucunement le sens musculaire. On s'y est souvent trompé, c'est pour cela que plusieurs auteurs déclarent l'anesthésie musculaire rare dans l'hystérie, tandis qu'elle est très fréquente. Les images visuelles peuvent même, dans quelques cas, suppléer aux sensations absentes, et leur permettre de faire des mouvements les yeux fermés. Il n'en est pas ainsi chez Lucie. Lui met-on un écran devant les yeux, ce qui la rend furieuse, elle ne peut plus rien faire, ni marcher, ni remuer les bras, ni même remuer les mains, elle vacille et ne tarderait pas à tomber. Si on lui fermait les yeux entièrement, elle ne pourrait même plus parler, et... elle dormirait. »


On voit quel être déprimé est le sujet de M. P. Janet. Aussi n'est-on pas surpris de constater chez elle une maladie de la mémoire qui se traduit par un état de distraction très accentué, lequel lui fait oublier complètement un interlocuteur, aussitôt qu'elle parle à un autre[2] .

« Lucie, qui cesse de voir et d'entendre les gens dès qu'elle ne leur parle plus, oublie également leur présence, ainsi qu'on peut le voir par différents traits de sa conduite. Elle se figure que les gens sont sortis dès qu'elle cesse de leur parler, et, quand on la force à faire de nouveau attention à eux, elle dit : « tiens, vous êtes donc rentrés ? » Ce qui est plus frappant, c'est qu'elle ne tient plus compte de leur présence, dit tout haut des secrets, sans être retenue par la pensée de la présence de ces personnes..., Léonie est de même pendant son somnambulisme au moins, car elle n'est pas comme Lucie, suggestible consciemment à l'état de veille. Elle commence par me dire qu'elle ne veut causer qu'avec moi, qu'elle ne me quittera pas. Je la fais causer avec une autre personne et je cesse de lui parler, alors elle m'oublie complètement et, quand cette personne sort, elle veut la suivre comme s'il n'y avait plus qu'elle au monde. »


M. P. Janet décide d'utiliser cette distraction pour étudier le personnage subconscient qui, selon lui, existe en dehors de la personnalité ordinaire. Profitant de son obéissance bien connue, il donne tout bas un ordre au sujet qui ne l'entend pas, mais cet ordre est exécuté par la subconscience qui, elle, n'est pas lourde. Voici le détail de cette expérience curieuse[3] :

« Léonie, avec cette distraction facile qui est, comme nous l'avons vu, le propre des hystériques, écoutera les autres personnes qui lui parlent, mais ne m'écoutera plus et ne m'entendra pas, même si je lui commande à ce moment quelque chose. Cette femme ne présente pas, comme d'autres sujets, une véritable suggestibilité à l'état de veille. Si je m'adresse directement à elle et lui commande un mouvement, elle s'étonne, discute, et n'obéit pas. Mais quand elle parle à d'autres personnes, je puis réussir à parler bas derrière elle sans qu'elle se retourne. Elle ne m'entend plus, et c'est alors qu'elle exécute bien les commandements, mais sans le savoir. Je lui dis tout bas de tirer sa montre, et les mains le font tout doucement ; je la fais marcher, et lui fais mettre ses gants et les retirer, etc., toutes choses qu'elle n’exécuterait pas si je les lui commandais directement quand elle m'entend...
« Les mêmes suggestions par distraction se rencontrent très facilement chez d'autres sujets. C'est chez Lucie que je les avais remarquées pour la première fois pendant le somnambulisme et pendant la veille, sans très bien les comprendre. Au début elle acceptait mes ordres ou bien les refusait, et alors ne les exécutait pas. Pour éviter ces résistances, je lui commandais à voix basse quand elle n'y faisait pas attention, et alors elle exécutait toujours ce que j'avais dit sans protester. Mais, je fus alors tout surpris de voir qu'elle exécutait inconsciemment. Je lui ai dit de faire un pied de nez, et ses mains se placent au bout de son nez. On l'interroge sur ce qu'elle a fait, elle répond toujours qu'elle ne fait rien, et continue à causer pendant longtemps, sans se douter que ses mains s'agitent au bout de son nez. Je la fais marcher au milieu de la chambre, elle continue à parler et croit être assise. Bien plus, j'essayais un jour, sans l'avoir prévenue, une autre expérience :
« Je priai une autre personne, M. M..., de lui commander un acte en mon absence, mais en mon nom. Au milieu de la journée, M. M..., dit derrière elle : « M. Janet veut que tes deux bras se lèvent en l'air. » Ce fut fait immédiatement, les deux bras restèrent contracturés au-dessus de sa tête. Mais Lucie n'en fut aucunement émue, et continua ce qu'elle disait. »


Nous constatons bien ici que l'oubli de l'acte que le sujet vient d'accomplir se produit instantanément. C'est précisément cette amnésie qui fait croire à un second personnage ; mais on peut se rendre compte que cette explication n'est pas exacte, car, sans changer d'état, elle accomplit les suggestions et les oublie aussitôt faites. Ce sont des phénomènes qui ne lui restent pas dans la mémoire actuelle, bien que produits par la personnalité normale. En voici encore des preuves[4] :

« Quand on produisait ainsi une action permanente, comme la contracture du bras, on pouvait la forcer à s'en apercevoir en la contraignant à regarder ses bras, à essayer de les mouvoir. Alors elle s'effrayait, gémissait, et aurait commencé une crise si, par un mot, on ne supprimait tout le mal. Mais, une fois guérie et les larmes encore dans les yeux, elle ne se souvenait plus de rien et reprenait ses occupations au point où elle les avait interrompues.
« La suggestion inconsciente, chez Lucie, comme chez Léonie d'ailleurs, pouvait s'opposer à sa volonté consciente. Lorsque l'une ou l'autre refusait de faire ou de dire quelque chose, il suffisait de l'interruption. Par exemple, le docteur Powilewicz demande sans le savoir ou disaient brusquement la phrase au milieu d'une conversation qu'elles reprenaient ensuite, sans se rendre compte de l'interruption. Par exemple, le docteur Powilewicz demande à Lucie de chanter quelque chose, elle refuse énergiquement. Je murmure derrière elle : « allons, tu chantes, tu chantes quelque chose.» Elle arrête sa conversation et chante un air de Mignon, puis reprend sa phrase, convaincue qu'elle n'a pas chanté et ne veut pas chanter devant nous.»

Nous avons vu M. Binet faire écrire la main insensible d'une hystérique, mais les résultats se bornaient à peu de chose, tandis que si l'on profite de la distraction du sujet pour lui glisser un crayon dans la main, et qu'on lui pose à voix basse des questions, ce sujet répondra comme il le ferait à l'état normal, mais sans en avoir conscience.

« Je lui mets (à Léonie) un crayon dans la main droite, et la main gauche serre le crayon comme nous le savons ; mais, au lieu de diriger la main et de lui faire tracer une lettre qu'elle répétera indéfiniment, je pose une question. « Quel âge avez-vous ? Dans quelle ville sommes-nous ici ? Etc. », et voici la main qui s'agite et écrit la réponse sur le papier, sans que, pendant ce temps, Léonie se soit arrêtée de parler d'autre chose. Je lui ai fait faire ainsi des opérations arithmétiques par écrit, qui furent assez correctes ; je lui ai fait écrire des réponses assez longues qui manifestaient évidemment une intelligence développée. »


Il est certain que le sujet écrit dans ce cas, comme il causait tout à l'heure, sans conserver de souvenir de ces actions dont la mémoire n'est pas enregistrée dans le moi normal. On peut grouper, par suggestion, tous les actes subconscients d'un sujet, de manière à former une personnalité fictive qui aura l'air d'être tout à fait distincte de la conscience normale, alors qu'en réalité, elle ne sera formée que par les sensations oubliées de ce sujet. En voici un exemple remarquable emprunté à M. Janet[5].

« Ayant constaté, non sans quelque étonnement, je l'avoue, l'intelligence secondaire qui se manifestait par l'écriture automatique de Lucie, j'eus un jour avec elle la conversation suivante, pendant que son moi normal causait avec une autre personne : « M'entendez-vous, lui dis-je ? — (Elle répond par écrit) Non. — Mais pour répondre, il faut entendre. — Oui, absolument. — Alors, comment faites-vous ? — Je ne sais. — Il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui m'entende. — Oui. — Qui cela ? — Autre que Lucie — Ah bien ! Une autre personne. Voulez-vous que nous lui donnions un nom ? — Non. — Si, ce sera plus commode. — Eh bien, Adrienne. — Alors, Adrienne m'entendez-vous : — Oui. »

On voit nettement comment le personnage est créé par suggestion ; il signera toujours Adrienne. C'est purement et simplement une suggestion de personnalité analogue à celles que M. Richet nous a fait connaître[6] . Lorsque l'éducation de l'hystérique est complète, cette division dans la conscience se maintient pendant assez longtemps et le personnage subconscient peut manifester spontanément son existence par l'écriture automatique, ce qui nous rapproche des communications reçues par les médiums, que nous avions semblé perdre un peu de vue.
Citons encore M. P. Janet, afin d'avoir sous les yeux les faits les plus saillants sur lesquels repose sa théorie[7] :

« Un autre sujet, Léonie, avait appris à lire et à écrire passablement, et j'avais profité de ses nouvelles cornaissances pour lui faire écrire pendant la veille, quelques mots ou quelques lignes inconsciemment ; mais je l'avais renvoyée sans rien lui suggérer de plus.
« Elle avait quitté le Havre depuis plus de deux mois, quand je reçus d'elle la lettre la plus singulière. Sur la première page se trouvait une petite lettre d'un ton sérieux : « Elle était indisposée, disait-elle, plus souffrante un jour que l'autre, etc., et elle signait de son nom véritable Jeanne B. » mais sur le verso commençait une lettre d'un tout autre style, et que l'on me permettra de reproduire à titre de curiosité.
« Mon cher bon monsieur, je viens vous dire que Léonie tout vrai, tout vrai, me fait souffrir beaucoup, elle ne peut pas dormir, elle me fait bien du mal, je vais la démolir, elle m'embête, je suis malade aussi, et bien fatiguée. C'est de la part de votre bien dévouée Léontine. » Quand Léonie fut de retour au Havre, je l'interrogeai naturellement sur cette singulière missive : elle avait conservé un souvenir très exact de la première lettre ; elle pouvait m'en dire encore le contenu ; elle se souvenait de l'avoir cachetée dans l'enveloppe, et même des détails de l’adresse qu'elle avait écrite avec peine ; mais elle n'avait pas le moindre souvenir de la seconde lettre.
«Je m'expliquai d'ailleurs cet oubli : ni la familiarité de la lettre, ni la liberté du style, ni les expressions employées, ni surtout la signature n'appartenaient à Léonie dans son état de veille. Tout cela appartenait au contraire au personnage inconscient qui s'était déjà manifesté à moi par bien d'autres actes. Je crus d'abord qu'il y avait eu une attaque de somnambulisme spontané entre le moment où elle terminait la première lettre, et l'instant où elle cachetait l'enveloppe. Le personnage secondaire du somnambulisme, qui savait l'intérêt que je prenais à Léonie, et la façon dont je la guérissais souvent de ses accidents nerveux, aurait apparu un instant pour m'appeler à son aide, le fait était déjà fort étrange. Mais depuis, ces lettres subconscientes et spontanées se sont multipliées, et j'ai pu mieux étudier leur production.
« Fort heureusement, j'ai pu surprendre Léonie, une fois, au moment où elle accomplissait cette singulière opération. Elle était auprès d'une table et tenait encore le tricot auquel elle venait de travailler. Le visage était fort calme, les yeux regardaient en l'air avec un peu de fixité, mais elle ne semblait pas en attaque cataleptique ; elle chantait à demi-voix une ronde campagnarde, la main droite écrivait vivement comme à la dérobée. Je commençai par lui enlever son papier à son insu, et je lui parlai ; elle se retourna aussitôt, bien éveillée, mais un peu surprise, car dans son état de distraction, elle ne m'avait pas entendu entrer. « Elle avait passé, disait-elle la journée à tricoter, et elle chantait parce qu'elle se croyait seule. Elle n'avait aucune connaissance du papier qu'elle écrivait. Tout s'était passé exactement comme pour les actes inconscients par distraction, avec cette différence que rien n'avait été suggéré.»

Formation de la subconscience suivant M. Janet

Il est très important pour nous d'étudier à fond les phénomènes au moyen desquels on prétend établir l'existence chez les hystériques et les névropathes d'une seconde personnalité, vivant en dehors du moi normal, et possédant une vie psychologique indépendante de la conscience du sujet.
Si cette hypothèse était exacte, il y aurait ainsi chez presque tout le monde — car les psychologues étendent facilement aux sujets sains les théories qu'ils ont imaginées pour l'explication des cas morbides — deux êtres différents, dont l'un au moins, le moi ordinaire, ignore l'existence de l'autre. Cette entité subconsciente pourrait agir à sa guise et indépendamment de la conscience, qui serait absolument étrangère à toutes les pensées et tous les actes de cet hôte parasite. Ce seraient même deux ou plusieurs âmes qui cohabiteraient, car il y a plusieurs sous-consciences. Les somnambules seraient toute une collection de personnalités, vivant chacune à sa guise, et se servant toutes du même instrument : le corps physique.
Cette bizarre conception a été employée comme explication des phénomènes médianimiques. Les incrédules et même certains spirites, l'ont acceptée pour rendre compte de tous les phénomènes de double vue, de prémonition ; de possession et des innombrables cas où les sensitifs montrent la connaissance de faits qu'ils ignorent dans leur état normal, et qu'ils n'ont pas eu les moyens d'apprendre par les sens ordinaires. Il est absolument nécessaire de scruter attentivement les expériences de MM. Binet et Janet, pour savoir exactement à quoi nous en tenir quant à l'explication de ces anomalies. Nous laissons d'abord la parole à l'auteur de l'Automatisme psychologique, et nous exposerons ensuite notre manière de voir, en discutant ces assertions. M. P. Janet, à la suite de Taine, Renan, Stuart Mill, Ribot, etc., ne croit pas à l'unité persistante du moi. Pour lui et l'école matérialiste, la conscience est formée, à chaque instant, par une synthèse active qui rattache les sensations simultanées les unes aux autres, les agrège, les fusionne en un état unique auquel la perception principale donne sa nuance, mais qui ne ressemble probablement d'une manière complète à aucun des éléments constituants. Ce phénomène est celui de la perception. Comme cette perception se produit a chaque instant, et comme elle contient des souvenirs aussi bien que des sensations, elle engendre la personnalité.
Pour un individu théorique, tous les états de conscience contiendraient toutes les sensations, et il aurait une connaissance très nette de tous les phénomènes qui se passent en lui. Mais chez l'individu le mieux portant, il y a une quantité de sensations qui échappent à la perception directe, et chez les hystériques et les névropathes, le rétrécissement du champ de la con-science laisse en dehors de la personnalité un très grand nombre de phénomènes sensitifs. Que deviennent des sensations inconnues du sujet ? Le plus souvent elles jouent un rôle bien effacé ; leur séparation, leur isolement, fait leur faiblesse.
Chacun de ces faits renferme bien une tendance au mouvement qui se réaliserait s'il était seul mais ils se détruisent réciproquement, et surtout ils sont arrêtés par le groupe plus fort des autres sensations synthétisées sous forme de perception personnelle. Ils ne peuvent produire que ces légers frémissements des muscles, ces tics convulsifs du visage, cette trémulation des doigts qui donnent à beaucoup d'hystériques un cachet particulier, qui font reconnaître une nerveuse.

« Mais il est assez facile de favoriser leur développement, il suffit pour cela de supprimer ou de diminuer l'obstacle qui les arrête. En fermant les yeux, en distrayant le sujet, nous diminuons ou nous détournons dans un autre sens l’activité de la personnalité principale, et nous laissons le champ libre à ces phénomènes subconscients ou non perçus. Il suffit alors d'en évoquer un, de lever le bras ou de le remuer, de mettre un objet dans les mains ou de prononcer une parole, pour que ces sensations amènent, suivant la loi ordinaire, les mouvements qui les caractérisent. Ces mouvements ne sont pas connus par le sujet lui-même, puisqu'ils se produisent tout justement dans cette partie de sa personne qui est pour lui anesthésique. »
« Tantôt ils se font dans les membres dont le sujet a perdu complètement et perpétuellement la sensation, tantôt dans les membres dont le sujet distrait ne s'occupe pas à ce moment ; le résultat est toujours le même. On peut faire renverser le bras gauche de Léonie sans autre précaution que de le cacher par un écran, parce qu'il est toujours anesthésique ; on peut faire remuer son bras droit en détournant ailleurs son attention, parce qu'il n'est anesthésique que par accident. Mais, dans les deux cas, le bras remuera sans qu'elle le sache. A parler rigoureusement, ces mouvements déterminés par les sensations non perçues ne sont connus par personne[8] , car ces sensations désagrégées, réduites à l'état de poussière mentale, ne sont synthétisées en aucune personnalité. Ce sont bien des actes cataleptiques déterminés par des sensations subconscientes, mais non personnelles. »

En dépit de l'autorité de Maine de Biran évoquée par l'auteur, signalons en passant la singularité de ces sensations conscientes, mais non personnelles. On admet généralement que le caractère conscient est déterminé par le moi au moment où il perçoit la sensation ; si celle-ci demeure complètement étrangère à ce moi, comment peut-elle être consciente ? Mais continuons l'exposition de la théorie de M. Janet.

« Si les choses se passent quelquefois ainsi, il n'est pas difficile de s'apercevoir qu'elles sont bien souvent plus complexes. Les actes subconscients ne manifestent pas toujours de simples sensations impersonnelles ; les voici qui nous montrent évidemment de la mémoire.
Quand on lève pour la première fois le bras d'une hystérique anesthésique pour vérifier la catalepsie partielle, il faut le tenir en l’air quelque temps et préciser la position que l'on désire obtenir ; après quelques essais il suffit de soulever un peu le bras pour qu'il prenne de lui-même la position voulue, comme s'il avait compris à demi-mot. Un acte de ce genre a-t-il été fait dans une circonstance déterminée, il se répète de lui-même quand la même circonstance se répète une seconde fois. J'ai montré un exemple des actes subconscients de Léonie à M. X.. en faisant faire à son bras gauche des pieds de nez qu'elle ne soupçonne pas ; un an après, quand Léonie revoit cette même personne, son bras gauche se lève et recommence à faire des pieds de nez. Certains sujets, comme Marie, se contentent, quand on guide leur main anesthésique, de répéter le même mouvement indéfiniment, d'écrire toujours sur un papier la même lettre ; d'autres complètent le mot qu'on leur a fait commencer ; d'autres écrivent sous la dictée le mot que l'on prononce quand ils sont distraits et qu'ils n'entendent pas par une sorte d'anesthésie systématisée, et enfin en voici quelques-uns comme N..., Léonie ou Lucie, qui se mettent à répondre par écrit à la question qu'on leur pose. Cette écriture subconsciente contient des réflexions justes, des récits circonstanciés, des calculs, etc. »
« Les choses ont changé de nature, ce ne sont plus des actes cataleptiques déterminés par de simples sensations brutes, il y a des perceptions et de l'intelligence. Mais cette perception ne fait pas partie de la vie normale du sujet, de la synthèse qui le caractérise et qui est figurée en P' dans notre figure ; car le sujet ignore cette conversation tenue par sa main, tout aussi bien qu'il ignorait les catalepsies partielles. Il faut de toute nécessité supposer que les sensations restées en dehors de la perception normale se sont à leur tour synthétisées en une seconde perception P. Cette seconde perception est composée probablement, il faudra le vérifier, des images T' M' tactiles et musculaires dont le sujet ne se sert jamais, et qu'il a définitivement abandonnées, et d'une sensation auditive A" que le sujet peut saisir, puisque, dans certains cas, il peut m'entendre, mais qu'il a momentanément laissée de côté, puisqu'il s'occupe des paroles d'une autre personne. Il s'est formé une seconde existence psychologique, en même temps que l'existence psychologique normale, et avec ces sensations conscientes que la perception normale avait abandonnées en trop grand nombre. »



« Quel est en effet, le signe essentiel de l'existence d'une perception ? C'est l'unification de ces divers phénomènes et la notion de la personnalité qui s'exprime par le mot : « Je ou Moi. » Or cette écriture subconsciente emploie à chaque instant le mot : « Je », elle est la manifestation d'une personne, exactement comme la parole normale du sujet. Il n'y a pas seulement perception secondaire, il y a personnalité secondaire, « secondary self », comme disaient quelques auteurs anglais, en discutant les expériences sur l'écriture automatique, que j'avais publiées autrefois. »

Nous avons vu comment M. Janet impose le nom d'Adrienne au personnage subconscient de Lucie. Suivant l'auteur, c'est cette seconde personnalité qui a surtout connaissance de ces sensations négligées par le personnage primaire ou normal.

« C'est lui qui me dit que je pince le bras ou que je touche le petit doigt, tandis que Lucie a depuis bien longtemps perdu toute sensation tactile ; c'est lui qui voit les objets que la suggestion négative a enlevés à la conscience de Lucie, qui remarque et signale mes chiffres sur les papiers. Il use de ces sensations qu'on lui a abandonnées pour produire ses mouvements. Nous savons, en effet, qu'un même mouvement peut être exécuté au moins par un adulte, de différentes manières, grâce à des images visuelles ou à des images kinesthésiques ; par exemple, Lucie ne peut écrire que par des images visuelles, elle se baisse et suit sans cesse des yeux sa plume et son papier ; Adrienne, qui est la seconde personne simultanée, écrit sans regarder le papier, c'est qu'elle se sert des images kinesthésiques de l'écriture. Chacune à sa manière d'agir, comme sa manière de penser. »

Quel est donc ce mystérieux personnage qui se dévoile ainsi à l'observateur avec une personnalité si nettement différente de celle du sujet à l'état normal ? M. P. Janet va encore nous l'apprendre.

« En étudiant, chez certains sujets, cette seconde personnalité qui s'est révélée à nous au-dessous de la conscience normale, on ne peut se défendre d'une certaine surprise. On ne sait comment s'expliquer le développement rapide, et quelquefois soudain de cette seconde conscience. Si elle résulte, comme nous l'avons supposé, du groupement des images restées en dehors de la perception normale, comment cette systématisation a-t-elle pu se faire aussi vite ? La seconde personne a un caractère, des préférences, des caprices, des actes spontanés : comment, en quelques instants, a-telle acquis tout cela ? Notre étonnement cessera si nous voulons bien remarquer que cette forme de conscience et de personnalité n'existe pas maintenant pour la première fois. Nous l'avons déjà vue quelque part et nous n’avons pas de peine à reconnaître une ancienne connaissance : elle est tout simplement le personnage du somnambulisme qui se manifeste de cette nouvelle manière pendant l'état de veille. »
« C'est la mémoire qui établit la continuité de la vie psychologique, c'est elle qui nous a permis d'établir l'analogie des divers états somnambuliques, aussi est-ce encore elle qui va rapprocher l'existence subconsciente, qui a lieu pendant la veille du sujet, de l'existence alternante qui caractérise le somnambulisme. »


M. Janet établit, en effet, par des exemples :
1° Que les phénomènes subconscients pendant la veille contiennent les souvenirs acquis pendant les somnambulismes, etc.
2° Que l'on retrouve pendant le somnambulisme le souvenir de tous ces actes et de toutes ces sensations subconscientes.
Mais dans quel somnambulisme récupère-t-on ces souvenirs ? Nous savons qu'il y a plusieurs somnambulismes dont chacun a une mémoire spéciale. Pour les distinguer facilement, M. Janet désigne le premier sommeil de Léonie ou de Lucie par le no 1, le second par le n° 2, etc. Cédons lui encore la parole :

« Quand un sujet ne retrouve pas, une fois en somnambulisme, le souvenir de ses actes subconscients de la veille, il faut endormir davantage le sujet, car la persistance des actes subconscients, ainsi que les anesthésies, indiquent qu'il y a des somnambulismes plus profonds. Nous connaissons ces états somnambuliques variés que l'on obtient tantôt par des gradations insensibles, tantôt par des sauts brusques à travers des états léthargiques ou cataleptiques. Chaque état nouveau de somnambulisme amène avec lui le souvenir d’un certain nombre de ces actes subconscients. Léonie 3 est la première à se souvenir de certains actes et se les attribue. « Pendant que l'autre parlait, dit-elle à propos d'un acte inconscient de la veille, vous lui avez dit de tirer sa montre, je l'ai tirée pour elle, mais elle n'a pas voulu regarder l'heure... » Pendant qu'elle causait avec M. un tel, dit-elle à propos d'un acte inconscient du somnambulisme, vous m'avez dit de faire des bouquets, j'en ai fait deux, j'ai fait ceci et cela…… et elle répète tous les gestes que j'ai décrits et qui avaient été tout à fait ignorés pendant les états précédents. Léonie 3 se souvient également des actions qui ont été exécutées pendant la catalepsie complète qui, chez ce sujet, précède le somnambulisme.
« Lucie qui n'avait, dans le premier somnambulisme, absolument aucun souvenir des actes subconscients, ni du personnage d'Adrienne, reprend ces souvenirs de la façon la plus complète dans son second somnambulisme. Il ne faut donc pas nier le rapport entre les existences successives et les existences simultanées, parce que le sujet ne retrouve pas, tout de suite, dans son premier somnambulisme, le souvenir de certains actes subconscients : il suffit souvent de l'endormir davantage pour que sa mémoire soit complète. »


En résumé, M. P. Janet admet :
1° Que par suite du rétrécissement du champ de la conscience chez les hystériques, certaines sensations sont désagrégées et par conséquent inconscientes, parce qu'elles existent à part et ne sont pas synthétisées dans la perception normale du sujet ;
2° Que les sensations peuvent se réunir, s'agréger pour former une seconde existence psychologique, subsistant en dehors de la personnalité ordinaire.
C'est ce personnage qui perçoit ce que le sujet ordinaire ne sent pas ; c'est lui qui exécute les suggestions négatives ou post-hypnotiques.

Discussion de l'hypothèse de M. P. Janet

Pour expliquer tous les faits que nous venons de signaler, deux hypothèses sont en présence. M. P. Janet prétend qu'au même instant il existe chez le sujet deux consciences différentes : l'une qui est normale, c'est-à-dire qui conserve les souvenirs de la vie journalière et qui se relie au passé ; l'autre, parasitaire, qui s'est développée spontanément, grâce à la maladie. Nous croyons, nous, qu'il n'y a toujours qu'une seule conscience et que les phénomènes qui paraissent inconscients ne sont qu'oubliés, mais qu'ils ont été perçus au moment où ils furent enregistrés par le sujet normal, et que c'est lui qui perd le souvenir des actes, à mesure qu'ils se produisent.
Autrement dit : l'état de la sensibilité détermine une sélection dans la masse des sensations qui parviennent à l'âme. Les unes sont immédiatement oubliées, les autres persistent dans la mémoire. C'est ce que nous allons essayer d'établir par une discussion détaillée des faits.
Nous venons de voir que M. P. Janet parle de sensations conscientes, mais non personnelles, et pour cela il est obligé d'employer des termes incompréhensibles.
Qu'est-ce qu'une poussière mentale ? Quelle valeur peut avoir cette expression en dehors d'un sens métaphorique ? Comment des sensations arrivent-elles à se chercher, à se réunir ? Elles ne vagabondent cependant pas dans le cerveau, car chacune a un territoire bien déterminé.
On sait parfaitement aujourd'hui, après les recherches commencées en 1870 par Fritsch et Hitzig, que les sensations qui arrivent des organes des sens sont localisées dans certaines parties du cerveau. Luys a établi que les couches optiques renferment pour chaque genre de sensation des noyaux de matière grise, dans lesquels passent les impressions optiques, olfactives, acoustiques.
Ferrier, en 1875, a nettement démontré l'existence d’un centre perceptif de l'ouïe, un centre de l'odorat, du goût, enfin un centre perceptif du toucher. Quant au centre moteur du langage articulé, il avait été déterminé avec précision par Broca, en 1861. Il a signalé que tous les aphasiques présentent une lésion de la partie postérieure de la troisième circonvolution frontale, et pour mieux préciser encore, dans le pli sourcilier[9] .
On voit donc qu'on peut constater directement les régions cervicales où s'opère la dissémination des impressions optiques, olfactives, acoustiques, etc[10] .
On conçoit mal comment ces sensations isolées, inconscientes, puisqu'elles sont par hypothèse en dehors du moi normal, arrivent à se rassembler pour former une seconde personnalité. L'étonnement s'accroît encore lorsque l'on assiste à l'éclosion rapide de cet être qui, tout à coup, manifeste des goûts, des caprices, un caractère bien spécial. Comment tous ces éléments séparés ont-ils pu se chercher, se connaître, s'amalgamer à ce point, et par quel prodige cette personnalité qui surgit si brusquement à l'existence, sait-elle se servir immédiatement — sans aucun apprentissage — des associations dynamiques si compliquées qui constituent le mécanisme de la parole ou de l'écriture ?
Evidemment ceci touche à l'invraisemblable, car cette éclosion spontanée d'une personnalité aussi instruite, aussi avancée psychologiquement, serait un phénomène surnaturel. Aussi nous dit-on que nous avons affaire à une vieille connaissance, que c'est le personnage somnambulique qui se manifeste ainsi pendant l'état de veille. Nous nous en doutions, après l'expérience de M. Gurney au moyen de la planchette[11] et nous ne demandons pas mieux que de le croire, d'autant plus que ceci nous ramène à notre hypothèse : que le soi-disant personnage subconscient n'est qu'une modification anormale de la personnalité. En effet, si la mémoire sert d'une façon certaine à établir la personnalité, lorsque nous trouverons une mémoire complète de tout ce qui a pu se produire dans la vie du sujet, nous serons en présence de la personnalité entière.
Voici une hystérique à laquelle on donne un ordre en lui murmurant quelques paroles à l'oreille ; sa conscience normale ne sait rien, n'entend rien ; il faut la plonger dans le somnambulisme pour que son moi retrouve le souvenir de la parole prononcée.
Il peut arriver que l'oubli persiste dans ce premier sommeil, alors il faut continuer les passes, comme si elle ne dormait pas, et l'on fait naître ainsi un second et même un troisième somnambulisme où elle retrouve non seulement le souvenir des actes subconscients, mais tous ceux de la vie normale, depuis son enfance, et même les souvenirs de ses crises, de ses hallucinations et de ses promenades dans la maison en somnambulisme naturel[12] .
Nous voici donc bien en présence de la personnalité totale qui a reconstitué intégralement les souvenirs de la vie tout entière, même ceux ignorés normalement.
En démagnétisant le sujet, on fait rentrer progressivement dans l'oubli tous les souvenirs qu'on avait momentanément ressuscités. Ce sont des couches mentales successives, des sortes de tranches psychiques, qui descendent au-dessous du seuil de la conscience, et, revenue à l'état normal, celle-ci, par suite de cette diminution continue, est maintenant rudimentaire, atrophiée, celle dont nous avons constaté l'existence chez Lucie, Léonie, Rose, etc.
Donc le personnage subconscient n'est pas nécessairement une personnalité distincte ; il fait partie de l'individualité totale, il en est une réduction appauvrie, il n'en paraît séparé qu'à cause de la maladie qui oblitère la mémoire de tout ce qui le concerne.
Il doit en être ainsi, car M. P. Janet explique nettement que les existences psychologiques successives ne diffèrent entre elles que par des variations de la mémoire, lesquelles sont déterminées par des changements dans l'état de la sensibilité du sujet.

"L'état somnambulique, dit-il, comme nous l'avons montré au début de ce chapitre, ne présente pas de caractères qui lui soient propres, qui soient en quelque sorte spécifiques. Etant donnée une personne que l'on ne peut examiner que dans une seule période de son existence, il est impossible de déterminer dans quel état elle se trouve[13] .
L'état somnambulique n'a que des caractères relatifs, et ne peut être déterminé que par rapport à un autre moment de la vie du sujet, l'état normal ou l'état de veille[14] . Lorsqu'on a eu l'occasion de les observer (les somnambules), disent les anciens magnétiseurs qui s'y connaissaient, on reste convaincu qu'il y a deux vies bien distinctes ou du moins deux manières d'être dans la vie des somnambules[15] .
Ainsi s'explique cette vérité si souvent répétée qu'il n'y a pas un seul phénomène constaté pendant le somnambulisme : anesthésie ou excitation sensorielle, paralysie, contracture, émotions ou faiblesse intellectuelle (Voir Gureny. Proceedings S. P. R. 1882. p. 285) etc., qui ne se trouve fréquemment chez une autre personne pendant sa vie ordinaire. Seulement, chez celle-ci ce caractère est constant et normal pendant toute la vie, chez celle-là, il est accidentel et n'existe que pendant la seconde vie, mais en réalité, c'est le même caractère. Un sujet qui est idiot ou aveugle ou intelligent en somnambulisme, ne l'est pas autrement que celui qui est idiot, aveugle ou intelligent dans sa vie normale, seulement il ne l'est pas toute sa vie. Rose, dans un de ses somnambulismes profonds, devient hémi-anesthésique gauche, c'est chez elle, actuellement, un état tout à fait anormal, car, depuis 7 mois que je l'ai vue tous les jours, elle a toujours été anesthésique totale. Cet état ne dure pas, car si je la réveille, ou même si je la laisse tranquille sans excitation, elle perd peu à peu cette sensibilité du côté droit et rentre dans sa vie normale pendant laquelle elle ne sent rien. Mais cet état, que nous qualifions de somnambulisme chez Rose, est en ce moment la vie normale de Marie, qui depuis un mois est hémi-anesthésique gauche ; et les caractères de cet état sont exactement les mêmes que chez elle.
Bien plus, Rose elle-même, il y a quelque temps, a passé trois mois, comme nous l'avons vu, en hémi-anesthésique gauche. Elle était donc naturellement pendant ces trois mois dans l'état qui est maintenant un somnambulisme. Mais si vous la réveillez, elle va tout oublier. Sans doute, mais n'a-t-elle pas tout oublié aussi quand, après ces trois mois de demi-santé, elle s'est réveillée anesthésique totale. C'est le changement d'état sensoriel, ce n'est pas le réveil qui fait l'oubli. Et si je trouvais le moyen de donner subitement à mon voisin, qui est peintre et visuel, mon état de conscience à moi qui suis moteur, il ne se souviendrait plus de sa vie passée qui paraissait cependant normale. »


On voit donc que si la subconscience n'est autre chose que le personnage somnambulique, celui-ci n'est pas d'une autre nature que la personnalité ordinaire. Au lieu de succéder à l'état normal, il coïncide avec lui. Autrement dit, il y a une scission dans la mémoire du sujet. Une partie de son existence lui reste connue, tandis que l'autre partie est tout à fait ignorée par suite de l'oubli qui se produit instantanément pour tout ce qui s'y rattache. C'est l'hystérie qui produit ce trouble profond et qui exagère d'une façon morbide un phénomène normal : celui de la distraction.
La mémoire est toujours étroitement liée à l'état de la sensibilité ; toute modification de cette dernière amène nécessairement des lacunes dans la faculté de se souvenir. L'épilepsie, par exemple, a pour résultat, pendant la crise, d'abolir toute mémoire.
Trousseau rapporte le cas d'un magistrat qui, siégeant à l'Hôtel de Ville de Paris, comme membre d'une société savante, sortait nu-tête, allait jusqu'au quai et revenait à sa place prendre part aux discussions, sans aucun souvenir de ce qu'il avait fait[16] .
Voici encore un fait qui montre combien l'amnésie est en corrélation étroite avec les troubles de la sensibilité :

"Le mécanicien d'un navire à vapeur tombe sur le dos ; le derrière de sa tête heurte contre un objet dur : il reste quelque temps inconscient. Revenu à lui il recouvre une parfaite santé physique ; il conserve le souvenir de toutes les années écoulées jusqu'à son accident, mais à partir de ce moment, la mémoire n'existe plus, même pour les faits strictement personnels. « En arrivant à l'hôpital, il ne peut dire s'il est venu à pied, en voiture ou par le chemin de fer. En sortant de déjeuner il oublie qu'il vient de le faire : il n'a aucune idée de l'heure, ni du jour, ni de la semaine. Il essaye par la réflexion de répondre aux questions qui lui sont posées ; il n'y parvient pas. Sa parole est lente, mais précise. Il dit ce qu'il veut dire et lit correctement. » Cette infirmité disparut par suite d'une médication appropriée.

La distraction et l'anesthésie hystériques

Il paraîtra peut-être moins étrange maintenant qu'un phénomène conscient puisse arriver à être oublié si radicalement que le sujet soutienne de bonne foi n'en avoir jamais eu connaissance, puisque nous en avons cité déjà quelques exemples. Lucie s'effraie, gémit, quand on lui montre ses bras contracturés, elle aurait même une crise si on ne faisait, d'un mot, cesser cet état ; mais une fois guérie et les larmes dans les yeux, elle ne se souvient plus de rien. C'est elle qui chante aussi l'air de Mignon et qui n'a pas conscience de le faire[17] .
Pour que la distraction atteigne ce degré, il faut évidemment que les sujets soient profondément différents des personnes normales. Nous avons signalé le triste état de ces malheureuses qui sont privées de la plupart de leurs sens. Leur existence habituelle s'écoule dans une sorte de rétrécissement intellectuel qui leur enlève la libre disposition d'elles-mêmes.

"Léonie se promène seule dans les rues et imprudemment, s’abandonne à ses rêveries ; elle est toute surprise, quand elle fait attention à son chemin, de se trouver en un tout autre endroit de la ville."
L'autre (le personnage subconscient) a trouvé spirituel de l'amener à ma porte. La prévient-on par lettre qu'elle peut revenir au Havre elle s'y retrouve sans savoir comment ; l'autre, pressée d'arriver, l'a fait partir le plus vite possible et sans bagages[18]".


A vrai dire, il est probable que Léonie était en état second en faisant ces actes, puisque le souvenir n'en est pas gardé par la conscience ordinaire. Voici encore un fait qui semble appuyer cette manière de voir :

"Léonie étant venue souvent chez moi, je croyais qu'elle connaissait bien mon adresse ; je fus bien étonné, en causant un jour avec elle pendant l'état de veille, de voir qu'elle l'ignorait complètement, bien plus, qu'elle ne connaissait pas du tout le quartier. Le second personnage ayant pris pour lui toutes ces notions, le premier semblait ne plus parvenir à les posséder."

On conçoit que chez des personnes aussi névrosées, le phénomène de l'écriture automatique puisse prendre des proportions considérables, puisqu'elles accomplissent toute une série d'actes sans en conserver le souvenir. C'est l'exagération de ce qui se produit parfois dans la vie normale, sous l'influence de la distraction. Il arrive souvent même à des personnes en parfaite santé, pendant une visite ennuyeuse ou sous l'empire de graves préoccupations, de causer distraitement, tout en suivant le cours de leurs pensées. Un instant après, il leur serait difficile de se rappeler ce que le visiteur a dit et ce qu'elles ont répondu, D'autres fois on peut, tout en écrivant, suivre une conversation qui se tient à côté de vous et y prendre part, sans interrompre son travail.
Il est vrai que dans ce cas il arrive fréquemment qu'à la fin on ne sait plus trop ce que l'on a écrit et qu'il faut relire pour se le rappeler. Or, chez les hystériques, ce phénomène de l'oubli est constant dans ce que l'on nomme l'écriture automatique. La conscience normale perd tout de suite la mémoire des idées que les caractères graphiques traduisent sur le papier, de sorte qu'elle en parait inconsciente.
La simultanéité et l'indépendance complète de l'écriture automatique et de la parole sont très difficilement obtenues. Ce n'est guère qu'en faisant causer le sujet sur des choses indifférentes que sa main continue à écrire ; mais si la rédaction demande du soin, ou si l'on excite vivement l'attention, ou le sujet s'arrête d'écrire, ou il ne répond plus à l'interlocuteur.
C'est pourquoi il ne faudrait pas croire que la séparation entre la conscience normale et le soi-disant personnage subconscient soit toujours aussi parfaite que les citations précédentes semblaient l'établir. On constate parfois pendant l'écriture automatique un mélange entre les idées exprimées par la plume et celles énoncées par la parole :

"Un des sujets dont j'ai parlé, N..., mêlait quelquefois dans son écriture automatique des mots qui n'avaient point de sens, mais qui étaient la reproduction de ceux qu'elle prononçait par la bouche. Si je lui faisais faire une opération arithmétique inconsciemment par l'écriture et si une autre personne lui demandait de prononcer des chiffres consciemment, on constatait dans l'écriture la confusion des deux sortes de chiffres. Ce mélange eut lieu aussi mais très rarement, chez Léonie ; je ne me souviens pas de l'avoir constaté avec Lucie[19] ."

Cette division de l'attention est possible pour une personne normale[20] , mais devient très difficile pour une hystérique, non pas qu'il lui soit impossible d'écrire et de parler en même temps puisque nous en avons cité des exemples, mais le souvenir de ce qui se passe dans le membre insensible ne peut être conservé dans la conscience, à cause de la faiblesse de la perception, pour les sensations qui arrivent des parties anesthésiées.
En raison de sa débilité mentale, l'hystérique ne peut guère s'appliquer longtemps à un travail aussi difficile que de suivre une conversation et d'écrire ; si l'on développe beaucoup les phénomènes subconscients, le sujet normal se donne tout entier à ces expériences, il ne répond plus à ses interlocuteurs il est tout à fait attentif à la suggestion du magnétiseur, il s'endort.
J'avais déjà remarqué, dit M. Pierre Janet, que deux sujets surtout Léonie et Lucie, s'endormaient fréquemment malgré moi au milieu d'expériences sur les actes inconscients à l'état de veille, mais j'avais rapporté ce somnambulisme à ma seule présence et à leur habitude du somnambulisme, le fait suivant me fit revenir de mon erreur. M. Binet avait eu l'obligeance de me montrer un de ses sujets sur lesquels il étudiait les actes subconscients par anesthésie, et je lui avais demandé la permission de reproduire sur ce sujet les suggestions par distraction. Les choses se passèrent tout à fait suivant mon attente. Le sujet (Hab...), bien éveillé, causait avec M. Binet ; placé derrière lui, je lui faisais à son insu remuer la main, répondre à mes questions par signes, etc. Tout à coup, Hab..., cessa de parler à M. Binet et se tournant vers moi les yeux fermés, continua correctement, par la parole consciente, la conversation qu'elle avait commencé avec moi par signes subconscients ; d'autre part elle ne parlait plus du tout à M. Binet, elle ne l'entendait plus, en un mot elle était tombée en somnambulisme électif. Il fallut réveiller le sujet qui naturellement avait tout oublié à son réveil. Hab... ne me connaissait en aucune manière ; ce n'était donc pas ma présence qui l'avait endormie : le sommeil était donc bien le résultat du développement des phénomènes subconscients, qui avaient envahi, puis effacé la conscience normal[21] .
M. Janet dit qu'il est étranger au développement de la subconscience, mais nous voyons nettement que ses questions obligeaient le sujet à diviser son attention pour soutenir deux conversations différentes ; son influence suggestive l'a emporté sur celle de M. Binet qui n'exerçait aucune action, car Hab… a cessé de lui parler et a continué son entretien avec M. Janet. Il nous paraît difficile de trouver un meilleur exemple pour mettre en évidence ce fait capital que l'attention de l'hystérique était scindée en deux parties, et, comme nous le ferions nous-même, si nous étions dans l'obligation de répondre à deux personnes à la fois, nous choisirions l'une des deux pour continuer notre entretien. La différence, c'est que chez l'hystérique le souvenir du second interlocuteur et de ce qui s'y rattache n'est pas conservé par la conscience normale ; c'est ce qui a donné à ces phénomènes leur apparence d'étrangeté. Nous verrons dans un instant le même caractère, plus accentué encore, dans les suggestions négatives.

L'oubli chez les hystériques

Il est de la plus haute importance pour nous de bien montrer que l'oubli chez les hystériques n'est qu'une maladie de la mémoire, car si cette hypothèse est exacte, il n'est nul besoin de recourir à la création d'un personnage subconscient pour comprendre tous les phénomènes psychiques variés qu'ils présentent : états somnambuliques successifs, écriture automatique, etc.
Etablissons par des expériences directes l'oubli immédiat.
Nous allons d'abord citer M. Janet[22] :

"S'il est, dit-il, un point admis en psychologie, c'est que la mémoire n'est que la conservation des sensations : toute sensation peut, pour différentes raisons, ne pas devenir un souvenir, mais tout souvenir a été une sensation consciente.
Si nos sujets ne sentent réellement pas les impressions faites sur les parties anesthésiées de leurs corps, ils ne doivent évidemment pas en conserver le souvenir."


C'est justement ce que nous disons ; et nous ajoutons que si le sujet ne se rappelle pas l'action exercée sur lui, ce n'est pas qu'il ne l'ait pas sentie, mais c'est parce que le souvenir de cette sensation est aboli. Rendons la sensibilité au membre et avec elle la mémoire sera rétablie. Voici ce qui semble confirmer notre manière de voir :

"L’œil droit de Marie étant soigneusement fermé, elle prétend, comme nous le savons, être dans une obscurité profonde.
Sans me préoccuper de ce qu'elle dit, je fais passer plusieurs fois devant son oeil gauche un petit dessin que je retire ensuite.
Ce dessin représentait un arbre et un serpent qui grimpait autour du tronc. Je lui laisse alors ouvrir l’œil droit et je l'interroge : elle prétend n'avoir absolument rien vu. Quelques minutes plus tard, je lui applique sur la tempe gauche une plaque de fer qui est son métal de prédilection ; les picotements se font sentir dans le côté gauche de la tête, et l’œil, comme on sait, reprend pour quelque temps la sensibilité ordinaire. Je lui demande alors si elle se souvient de ce que je lui ai montré. « Mais oui, fait-elle, c'était un dessin, un arbre avec un serpent qui grimpait autour. » Quelques jours plus tard, je refais l'expérience ainsi : je montre uniquement à l’œil gauche, qui était devenu de nouveau anesthésique, un dessin ; c'était une grande étoile dessinée au crayon bleu. Puis quand les deux yeux sont ouverts, je lui montre une dizaine de petits dessins parmi lesquels se trouve l'étoile ; elle n'en connaît aucun et prétend les voir tous pour la première fois. J'applique la plaque de fer sur la tempe, la sensibilité revient, et Marie prenant le papier où est l'étoile bleue me dit : « Sauf celui-ci cependant que j'ai déjà vu une fois. »

Constatons que le sujet, qui n'a pas cessé d'être à l'état normal, récupère un souvenir qui s'était perdu aussitôt qu'enregistré, car elle dit : « je l'ai déjà vu une fois ». Ce n'est pas un personnage subconscient qui cause, c'est elle-même avec sa conscience ordinaire ; c'est celle-ci qui, comme nous le disons, oublie, parce que la sensation lui venant d'un organe que la maladie rend insensible n'a pas assez d'intensité pour être conservée. Mais si par un moyen physique on augmente cette sensibilité, — ici c'est par la métallothérapie, — immédiatement le souvenir redevient conscient.
On peut généraliser pour les autres sens ce qui vient d'être observé pour le sens visuel. En effet :

« La même expérience peut être faite sur le sens tactile : je mets un jour dans la main complètement anesthésique du même sujet un petit objet (c'était un bouton de rose), et je l'y laisse quelques instants en prenant toutes les précautions pour qu'elle ne puisse le voir. Je lui demande si elle a quelque chose dans la main, elle cherche avec attention et assure qu'elle n'a rien. Je n'insiste pas et retire le bouton de rose sans qu'elle s'en aperçoive. Quelque temps après, par l'application d'une plaque de fer, je rends la sensibilité tactile à cette main ; à peine le frisson qui chez elle signale le retour de la sensation est-il terminé qu'elle me dit spontanément : « Ah ! Je me suis trompée, vous m'aviez mis dans la main un bouton de rose, où est-il ? »

N'est-il pas certain ici qu'on ne voit intervenir aucun personnage somnambulique ou subconscient ? Le sujet établit immédiatement la continuité de sa vie psychique, aussitôt qu'on lui rend le souvenir que l'anesthésie avait supprimé. Ce n'est pas un autre moi qui raconte que le sujet avait dans sa main un bouton de rose, c'est la personnalité ordinaire qui affirme immédiatement qu'elle s'est trompée tout à l'heure en disant qu'il n'y avait rien. L'anesthésie avait créé une scission dans le souvenir ; quand cette sensibilité disparaît, la mémoire se rétablit. Il en est d'ailleurs toujours ainsi, comme le remarque M. .P. Janet (page 296).

« J'ai refait plusieurs fois cette expérience sur ce sujet et sur trois autres hystériques anesthésiques, et j'ai modifié l'expérience de diverses manières. »
« Quelquefois il suffit, comme pour les anesthésies systématisées, de commander au sujet de se souvenir, pour que la mémoire revienne aussi en ramenant la sensibilité.. ; j'ai même laissé une fois un intervalle de deux jours entre l'instant où j'avais fait sentir l'objet par la main anesthésique, et l'instant où je rendais la sensibilité : le résultat a toujours été le même. Lorsque la sensibilité redevenait consciente, le souvenir de cette sensation qui, en apparence, n'avait pas existé, réapparaissait complètement. »


Nous avons vu que M. Janet, en parlant des mouvements exécutés par le bras anesthésique de Léonie, dit que des mouvements déterminés par des sensations non perçues, ne sont connus de personne, qu'ils forment une poussière mentale ; mettons en regard l'expérience suivante exécutée avec Rose, et nous constaterons que bien loin d'être rigoureusement inconnues, ces sensations sont au contraire enregistrées dans la conscience normale[23] :

« Enfin j'ai songé, poursuit M. Janet, à faire la même expérience avec Rose, sur le sens musculaire ou kinesthésique. Je donne à son bras qui est anesthésique une position quelconque, je lui mets deux doigts en l'air et les autres fermés ou je lui fais faire un geste menaçant : Rose n'en sait rien, car j'ai bien caché le bras par un écran. Je baisse maintenant le bras et le remets sur mes genoux, puis par un courant électrique faible (la suggestion ne peut pas rétablir la sensibilité de ce sujet), je rends à Rose la sensibilité cutanée et musculaire de son bras ; elle peut maintenant m'indiquer les positions que son bras avait précédemment et répéter les gestes avec conscience. »

On constate donc que les sensations ont été perçues par le moi, puis oubliées à cause de leur faible intensité.
M. P. Janet a bien senti que l'on pourrait expliquer les phénomènes que nous venons de décrire au moyen, non de l'inconscience, mais de l'oubli des sensations, oubli provenant de leur faible intensité ; il dit en effet[24] :

« Ne pourrait-on pas expliquer l'anesthésie ou la subconscience par la faiblesse de certaines images, de même que l'on a voulu expliquer la suggestion consciente par la force de certaines autres. Ne pourrait-on pas dire, par exemple, que l'image visuelle du dessin montré à l'œil gauche de Marie est très faible, et que les applications métalliques ont pour résultat d'en augmenter la force et de les rendre perceptibles ?... »
«Je ne vois aucune raison pour admettre que la sensation produite sur des organes anesthésiques, soit une sensation faible. Cette sensation est précise, elle permet au sujet de reconnaître des détails forts petits de l'objet qu'on lui montre et de les reconnaître plus tard par le souvenir ou immédiatement par l'écriture automatique. »
« Quand peut-on dire qu'une personne ait une sensation vive et forte, en admettant que ce mot ait un sens quelconque, si ce n'est quand elle apprécie les détails minimes de l'impression causée sur ces sens ? On mesure l'acuité visuelle en faisant lire des lettres petites, on mesure l'acuité du sens tactile en faisant distinguer des sensations tactiles rapprochées, c'est-à-dire presque semblables. Il ne peut rien y avoir de plus dans une sensibilité forte si ce n'est un mélange de phénomènes douloureux, étrangers à la sensation elle-même, qui sont des modifications de nature et non de la quantité de la sensation. Or, ces organes anesthésiques apprécient des choses fort délicates. L’oeil gauche de Marie, ainsi que je l'ai vérifié, reconnaît mon dessin, même quand il est petit et placé assez loin ; la main de Lucie reconnaît l'écartement des points de l’œthésiomètre à une distance où bien des gens, qui ont une sensibilité soi-disant forte, ne l'apprécient pas ; les actes inconscients de Léonie montrent qu'elle reconnaît ma main au simple contact, ce qui n'est pas la marque d'une sensation faible. Nous savons cependant qu'un sujet peut être anesthésique d'un sens, et en avoir un autre très délicat ; Rose, qui ne sent pas les piqûres faites sur ses membres, se fâche parce que loin d'elle, dans la cour, elle entend quelqu'un qui chante faux. Ce n'est donc pas la petitesse ou la faiblesse de ces sensations qui empêche le sujet d'en avoir conscience. »


Nous pensons précisément le contraire, et voici pourquoi :
Bien que le siège anatomique des fonctions psychiques n'ait pu être encore déterminé avec précision, on peut supposer avec assez d'exactitude que les fonctions intellectuelles siègent dans le cerveau en général, et en particulier à la périphérie, dans les circonvolutions corticales[25] . Les maladies de la mémoire, chez les hystériques, sont évidemment d'origine psychique. Il nous faut donc chercher la raison des troubles constatés chez ces malades dans des modifications du cerveau.
Voici Marie qui voit avec l’œil droit et qui est aveugle de l’œil gauche. Cette cécité ne tient pas à une malformation de l’œil, ni à une paralysie du nerf optique puisque, plus tard, on peut lui rendre le souvenir de ce que cet œil a vu. C'est donc une maladie de la mémoire qui fait qu'elle ne conserve pas le souvenir des sensations qui lui arrivent par l’œil gauche. Ceci met en évidence le bien fondé des remarques de M. Richet sur la mémoire.
Il dit en effet[26] qu'il faut distinguer dans le phénomène mémoire deux choses distinctes :
1° Une mémoire de fixation qui s'opère fatalement, automatiquement, et qui est indépendante de nous, puis :
2° Une mémoire de rappel et d'évocation des images fixées déjà.
Dans les exemples rapportés par M. Janet, c'est cette mémoire d'évocation qui est absente normalement. Peut-on savoir pourquoi, bien que les sensations aient été enregistrées, le sujet n'en a pas gardé le souvenir ? Nous croyons que la raison en est fournie par une diminution de la sensibilité des cellules où s'opèrent les localisations cérébrales auxquelles aboutissent les sensations provenant des sens.
Nous savons qu'une sensation, pour être consciente, c'est-à-dire pour rester dans la mémoire et se relier au passé, doit satisfaire à deux conditions :
1° Elle doit avoir une certaine intensité ;
2° Une durée, dont la longueur est variable suivant la nature du sujet[27] .
On ne peut guère contester que l'intensité soit une condition primordiale, car nous savons par la loi de Weber, auquel Fechner a donné une forme mathématique, que la sensation croît comme le logarithme de l'excitation[28] . Ici, dans le cas de Marie, l'excitation est constante, mais l'intensité de la sensation ou la connaissance qu'en a la conscience est liée à l'état de la sensibilité dans les couches corticales qui correspondent à l’œil. Or, il est démontré par les recherches de M. Binet[28] , que le temps physiologique de réaction augmente pour un membre anesthésié, naturellement ou par suggestion, donc la localisation cérébrale correspondant à ce membre a subi une diminution de son activité, et comme M. Janet est d'accord pour constater que l'état de la mémoire est lié intimement à celui de la sensibilité, toute diminution de cette dernière entraîne nécessairement celle du souvenir.

« Il ne faut jamais oublier que l'état de conscience est un événement qui suppose un état particulier du système nerveux ; que cette action nerveuse n'est pas un accessoire, mais une partie intégrante de l'événement ; qu'il en est la base, la condition fondamentale ; que, dès qu'il se produit, l'événement existe en lui-même ; que, dès que la conscience s'y ajoute, l'événement existe pour lui-même ; que la conscience le complète, l'achève, mais il ne le constitue pas. Si l'une des conditions du phénomène conscience manque, soit l'intensité, soit la durée, soit d'autres que nous ignorons, une partie de ce tout complexe — la conscience — disparaît : une autre partie — le processus nerveux — subsiste. Rien d'étonnant donc, si plus tard les résultats de ce travail cérébral se retrouvent : il a eu lieu en fait, quoique rien ne l'ait constaté[30] . »

Nous comprenons bien maintenant que l'inconscience apparente des hystériques n'implique pas une diminution de la netteté des sensations. L’œil anesthésique n'est pas physiologiquement différent de l’œil normal[31] . Il emmagasine les images avec la même acuité qu'un œil ordinaire, car l'anesthésie, nous le savons, est d'ordre psychique. C'est donc seulement dans le souvenir de la perception qu'il existe une différence, et nous ne sommes pas étonnés de voir Marie, Lucie ou Léonie, retrouver leurs souvenirs, quand on rend aux sensations l'intensité nécessaire pour qu'elles franchissent à nouveau le seuil de la conscience. Ce qui rend si bizarres, si invraisemblables les expériences faites sur les hystériques, c'est cet oubli immédiat des actes qui viennent d'être exécutés, des paroles qui vibrent encore dans l'air et que le sujet ne se rappelle plus. Nous assistons là à une exagération morbide des phénomènes qui ont lieu naturellement pour chacun de nous. Que de paroles ne prononce-t-on pas sans y attacher d'importance, et dont le souvenir ne reste pas en nous ! Ces propos oiseux que l'on échange par politesse dans un salon, sont presque des réflexes psychiques auxquels personne ne se donne la peine d'attacher son attention. A qui n'arrive-t-il pas de se dire en voyant une personne : il me semble que je connais cette figure, ou bien « Ai-je rêvé cela ? » en songeant à un événement qu'on ne peut localiser, et dont il est impossible de ressaisir les détails. La maladie ou la vieillesse amènent naturellement des résultats semblables.

"A la fin de sa vie, Linné prenait plaisir à lire ses propres oeuvres, et quand il était lancé dans cette lecture, oubliant qu'il en était l'auteur, il s'écriait : « Que c'est beau ! que je voudrais avoir écrit cela ! » On raconte un fait analogue au sujet de Newton et de la découverte du calcul différentiel. Walter Scott vieillissant, était sujet à ces sortes d'oublis. On récita un jour devant lui un poème qui lui plut ; il demanda le nom de l'auteur ; c'était un chant de son pirate. Ballantyne qui lui a servi de secrétaire et a écrit sa vie, expose avec les détails les plus précis, comment Ivanhoë lui fut, en grande partie, dicté pendant une maladie aiguë. Le livre était achevé et imprimé avant que l'auteur pût quitter le lit. Il n'en avait gardé aucun souvenir, sauf de l'idée mère du roman qui était antérieure à la maladie[32] ."

On peut créer artificiellement des insensibilités passagères, qui ont pour le sujet la même réalité que ses anesthésies naturelles. Nous allons en voir immédiatement un exemple.

Les suggestions négatives

L'école de Nancy appelle ainsi les suggestions qui suppriment pour un sujet les sensations provenant de certains objets ou des personnes présentes.
C'est surtout lorsqu'on assiste à des expériences de ce genre que la suggestion apparaît avec une puissance fantastique.
Elle semble ressusciter le pouvoir magique des enchanteurs, et, comme la lampe d'Aladin, faire disparaître les personnes ou les choses que le magnétiseur veut soustraire à la vue du sujet. M. Binet a donné à ce phénomène le nom d'anesthésie systématique[33] .

« La suggestion qu'on adresse au sujet hypnotisé ou pris à l'état de veille, mais docile, consiste à lui défendre de percevoir un objet en particulier. Cette interdiction ne lui enlève que la perception de l'objet dont on lui parle, et il continue à percevoir les autres. De là le nom d'anesthésie systématique que l'on donne au phénomène ; l'anesthésie est systématique parce qu'elle supprime un système de sensations et d'images, qui sont afférentes à un objet particulier. »


Nous allons voir dans l'expérience suivante, imaginée par M. Bernheim, les résultats extraordinaires que produit ce genre de suggestion[34] .

"Elise B..., âgée de 18 ans, domestique, est affectée de sciatique. C'est une jeune fille honnête, de conduite régulière, d'intelligence moyenne, ne présentant, en dehors de la sciatique, aucune manifestation, aucun accident névropathique.
Elle a été, dès la première séance, très facile à mettre en somnambulisme, avec halucinabilité hypnotique et post-hypnotique et amnésie (perte de souvenir) au réveil. Je lui dis, pendant son sommeil : « A votre réveil vous ne me verrez plus, je serai parti. » A son réveil, elle me cherche des yeux et ne parait pas me voir. J'ai beau lui parler, lui crier dans l'oreille, lui introduire une épingle dans la peau, dans les narines, sous les ongles, appliquer la pointe de l'épingle sur la muqueuse oculaire, elle ne sourcille pas, je n'existe plus pour elle, et toutes les impressions acoustiques, visuelles, tactiles, etc., émanant de moi, la laissent impassible ; elle ignore tout. Aussitôt qu'une autre personne la touche, à son insu, avec une épingle, elle perçoit vivement et retire le membre piqué.
J'ajoute, en passant, que cette expérience ne réussit pas avec la même perfection chez tous les somnambules. Beaucoup ne réalisent pas les suggestions sensorielles négatives, d'autres ne les réalisent qu'en partie. Certains, par exemple, quand j'ai affirmé qu'ils ne me verront pas à leur réveil, ne me voient pas, mais ils entendent ma voix, ils sentent mes impressions tactiles. Les uns sont étonnés de m'entendre et de se sentir piqués, sans me voir ; les autres ne cherchent pas à se rendre compte ; d'autres enfin croient que cette sensation émane d'une autre personne présente. Ils récriminent violemment contre elle ; cette personne a beau protester que ce n'est pas elle et chercher à le leur démontrer, ils restent convaincus que c'est elle.
On arrive parfois à rendre l'hallucination complète pour toutes les sensations en faisant la suggestion ainsi : « A votre réveil, si je vous touche, si je vous pique, vous ne le sentirez pas ; si je vous parle, vous ne m'entendrez pas. D'ailleurs, vous ne me verrez pas ; je serai parti. » Quelques sujets arrivent ainsi, à la suite de cette suggestion détaillée, à neutraliser toutes leurs sensations ; d'autres n'arrivent à neutraliser que la sensation visuelle, toutes les autres suggestions sensorielles négatives restant inefficaces.
La somnambule dont je parle réalisait tout à la perfection. Logique dans sa conception hallucinatoire, elle ne me percevait en apparence par aucun sens. On avait beau lui dire que j'étais là, que je lui parlais, elle était convaincue qu'on se moquait d'elle. Je la fixe avec obstination et je lui dis « Vous me voyez bien, mais vous faites comme si vous ne me voyiez pas ! Vous êtes une farceuse, vous jouez la comédie ! » Elle ne bronche pas et continue à parler aux autres personnes. J'ajoute, d'un air convaincu : « D'ailleurs je sais tout ! Je ne suis pas votre dupe ! Vous êtes une mauvaise fille. Il y a deux ans déjà vous avez eu un enfant et vous l'avez fait disparaître ! Est-ce vrai ? On me la dit ! » Elle ne sourcille pas ; sa physionomie reste placide. Désirant voir, dans un intérêt médico-légal, si un abus grave peut être commis à la faveur d'une hallucination négative, je soulève brusquement sa robe et sa chemise ; cette jeune fille est de sa nature très pudibonde. Elle se laisse faire sans la moindre rougeur à la face. Je lui pince le mollet et la cuisse : elle ne manifeste absolument rien. Je suis convaincu que le viol pourrait être commis sur elle dans cet état, sans qu'elle oppose la moindre résistance.
« Cela posé, je prie mon chef de clinique de l'endormir et de lui suggérer que je serai de nouveau là, au réveil. Ce qui a lieu, en effet. Elle me voit de nouveau et ne se souvient de rien. Je lui dis : « Vous m'avez vu tout à l'heure ! Je vous ai parlé. » Etonnée, elle me répond : « Mais non, vous n'étiez pas là ! — J'y étais ; je vous ai parlé. Demandez à ces messieurs. — M. P. voulait me soutenir que vous étiez là ! Mais c'était pour rire ! Vous n'y étiez pas ? — Eh bien ! lui dis-je, vous allez vous rappeler tout ce qui s'est passé quand je n'y étais pas, tout ce que je vous ai dit, tout ce que je vous ai fait ! — Mais vous n'avez rien pu me dire, ni faire, puisque vous n'étiez pas là ! » J'insiste d'un ton sérieux et, la regardant en face, j'appuie sur chaque parole : « Je n'y étais pas, c'est vrai ! Vous allez vous rappeler tout de même. » Je mets ma main sur son front et j'affirme : « Vous vous rappelez tout absolument tout ! Là ! Dites vite ! Qu'est-ce que je vous ai dit ! » Après un instant de concentration, elle rougit et dit : « Mais non, ce n'est pas possible ; vous n'étiez pas là ! Je dois avoir rêvé. — Eh bien ! Qu'est-ce que je vous ai dit dans ce rêve ? » Elle ne veut pas le dire, honteuse ! J'insiste, elle finit par me dire : « Vous m'avez dit que j'avais eu un enfant ! — Et qu'est-ce que je vous ai fait ? — Vous m'avez piquée avec une épingle ! — Et puis ? » Après quelques instants « Mais non, je ne me serais pas laissé faire ! C’est un rêve ! — Qu'est-ce que vous avez rêvé ? — Que vous m'avez découverte, etc. »
J'arrive ainsi à évoquer le souvenir de tout ce qui a été dit et fait par moi pendant qu'elle était censée ne pas me voir ! Donc, elle m'a vu en réalité, elle m'a entendu malgré son inertie apparente. Seulement, convaincue par la suggestion que je ne devais pas être là, sa conscience restait fermée aux impressions venant de moi, ou bien son esprit neutralisait, au fur et à mesure qu'elles se produisaient, les impressions sensorielle ; il les effaçait, et cela si complètement que je pouvais torturer le sujet physiquement et moralement; elle ne me voyait pas, elle ne m'entendait pas ! Elle me voyait avec les yeux du corps, elle ne me voyait pas avec les yeux de l'esprit. Elle était frappée de cécité, de surdité, d'anesthésie psychique pour moi ; toutes les impressions sensorielles émanant de moi étaient bien perçues, mais restaient inconscientes pour elle. C'est bien une hallucination négative, illusion de l'esprit sur les phénomènes sensoriels.
« Cette expérience, je l'ai répétée chez plusieurs sujets susceptibles d'hallucinations négatives. Chez tous j’ai pu constater que le souvenir de tout ce que les sens ont perçu pendant que l'esprit effaçait, a pu être reconstitué[35] . »


Les partisans de l'existence d'un personnage subconscient diraient que c'est lui qui, sous l'influence de la suggestion, a monopolisé, confisqué toutes les sensations provenant de la personne qui ne doit pas être vue, entendue ou sentie, de manière que la conscience normale n'a pas connaissance de ces sensations et que son ignorance de tout ce qui a rapport au personnage frappé d'interdit est absolue. Mais qui ne voit dans notre exemple que cette explication est manifestement erronée ?
La jeune fille qui sert de sujet n'est pas hystérique ; jamais elle n'a eu d'antécédents névropathiques, donc elle jouit normalement de l'intégrité de sa mémoire, ce qui est prouvé chez elle par l'absence de toute anesthésie. Or, le personnage subconscient de M. P. Janet ne se forme qu'avec les sensations qui sont restées en dehors de la perception consciente ; comme ici il n'y en a pas, il en résulte que ce personnage subconscient n'a pas pu prendre naissance. L'amnésie pour toute la série des sensations qui émanent de M. Bernheim (visuelles, auditives, tactiles) est due à la volonté de l'hypnotiseur qui a paralysé dans le cerveau du sujet l'ensemble des images mentales qui se rapportent à lui. Nous retrouvons ici cette loi de l'association des idées par laquelle tous les souvenirs relatifs à une personne sont en contiguïté les uns avec les autres et forment un tout, une unité de groupe, qui conserve son autonomie au milieu de milliers d'autres de la même nature.
La suggestion négative a pour résultat de diminuer l'intensité des sensations, de sorte qu'à peine perçues, elles sont immédiatement oubliées.
Si l'on admet que tous nos souvenirs ont leurs conditions d'existence dans des cellules nerveuses et dans des groupes de cellules (et il est difficile de ne pas en venir là) on pourrait dire qu'on paralyse par suggestion telle ou telle cellule, ou tel ou tel groupe cellulaire, comme on paralyse un muscle ou un membre[36] .
Mais le même pouvoir qui pouvait amoindrir les sensations peut aussi les rétablir avec leur intensité normale, et nous voyons que la jeune fille se rappelle successivement, et dans l'ordre, tous les évènements survenus pendant que la suggestion exerçait sur elle son empire.
Ce qui établit sans conteste que l'emmagasinement des sensations dans le cerveau a suivi son cours normal, c'est que celles qui proviennent des assistants, et dont le sujet se souvient, ne sont pas séparées de celles qui émanent de M. Bernheim : elles sont, pour ainsi dire, enregistrées chronologiquement à leur place ; elles ne font pas bande à part ; elles n'appartiennent pas à un personnage distinct ; elles apparaissent au milieu des autres, précisément à la place qu'elles doivent logiquement occuper suivant leur ordre d’arrivée ; en un mot, elles font partie de la mémoire ordinaire, dont elles ne diffèrent que par une intensité moindre.
Nous constatons que M. Bernheim n'a pas recours, pour expliquer ces faits, à un hypothétique personnage subconscient ; il voit nettement « que l'esprit du sujet neutralise, au fur et à mesure qu'elles se produisent, les perceptions sensorielles » qui se rapportent à celui qui a donné la suggestion.
Ce pouvoir de ressusciter des souvenirs qui semblaient n'avoir jamais été perçus, montre que le moi subsiste intégralement dans l'état hypnotique, mais que la suggestion, comme l'anesthésie naturelle, y découpe des territoires qui deviennent inconnus pour le moi lorsqu'il se retrouve à l'état normal : en somme, ce n'est pas de l'inconscience, c'est de l'oubli.
Si les résultats ultimes sont les mêmes, les causes en sont bien différentes. Ce point si important a été vu aussi par M. de Rochas, il dit[37] .

"Si l'on touche le sujet sur sa peau ou ses vêtements, soit dans cet état (léthargie qui précède le somnambulisme), soit dans l'une des léthargies consécutives, il suffit, pour qu’il se rappelle au réveil le contact qu’il a subi, soit de lui prescrire, soit même, pour la plupart d’entre eux, de déterminer par la pression d’un point au milieu du front la mémoire que j'appellerai somnambulique, parce qu'elle embrasse tous les états de l'hypnose. Ainsi le moi persiste malgré ses modifications apparentes..."

Et plus loin :

« Il faut remarquer que tous mes sujets se rappellent à l'état de veille ce qui s'est passé dans les états où persiste la suggestibilité, quand je leur prescris dans cet état, même si cette suggestion est donnée dans un état où ils ne semblent pas entendre, comme dans la léthargie et la catalepsie. Il suffit même, pour certains d'entre eux, de presser avec le doigt le milieu du front à l'état de veille pour ramener la mémoire de tous les faits passés pendant l'état somnambulique. Cette observation, qui a une très grande importance au point de vue médico-légal, avait déjà été faite par les anciens magnétiseurs. »

Avec les sujets de M. P. Janet, on peut observer également que les actes qu'ils accomplissent sont normalement oubliés, alors même qu'ils ont été conscients. Rappelons que lorsqu'on obligeait Lucie « à s'apercevoir de la contracture de ses bras et qu'on la contraignait à les faire mouvoir, elle s'effrayait, gémissait et aurait commencé une crise, si par un mot on n'avait supprimé le mal. Mais une fois guérie et les larmes encore dans les yeux, elle ne se souvenait plus de rien. » Ici on voit nettement que ce n'est pas par inconscience que ce souvenir est aboli, mais que l'amnésie tient réellement à l'état de maladie du sujet. L'expérimentateur joue un rôle de premier ordre dans l'écriture subconsciente, car elle ne pourrait être obtenue par une autre personne. C'est grâce à sa suggestion que cette personnalité factice a été organisée, aussi elle ne connaît que lui, de même que les somnambules ne sont généralement en rapport qu'avec leur magnétiseur.

« La grande différence, dit M. P. Janet, (p. 359) entre les hystériques qui ont été déjà étudiées et hypnotisées et les hystériques qui ne l'ont jamais été, c'est que, chez les premières, le groupe des phénomènes désagrégés séparés de la conscience normale a été plus ou moins réorganisé en une personnalité qui connaît l'opérateur et lui obéit, tandis que, chez les secondes, ce groupe de phénomènes qui existe aussi bien, ainsi que le prouvent leurs anesthésies et leurs paralysies, est incohérent, incapable le plus souvent de comprendre et d'obéir. »


C'est une constatation très importante pour nous, car elle ajoute encore une différence entre les médiums et les hystériques. Étudions donc sommairement cette influence du rapport, que M. Janet reconnaît lui-même.

Le rapport magnétique

Tous les magnétiseurs, depuis Mesmer et Puységur, ont constaté que la plupart des sujets ne ressentent pas indifféremment toutes les sensations, mais qu'ils semblent faire un choix parmi les différentes impressions qui arrivent à leurs sens, pour percevoir celles-ci et non point celles-là. Le plus grand nombre de somnambules, une fois endormis, entendent très bien leur magnétiseur et causent avec lui, mais paraissent n'entendre aucune autre personne, aucun autre bruit, pas même celui d'un pistolet que l'on tire auprès d'eux, comme dans les expériences de Du Potet[38] .

« Ce lien entre le sujet et certaines personnes ou certains objets qui lui permet de le sentir à l'exclusion des autres, a reçu le nom de Rapport magnétique, et l'on met une personne en rapport avec le sujet quand on force le sujet à la voir ou à l'entendre. Ce fait du rapport magnétique est très intéressant et très facile à constater : il existait à un degré plus ou moins élevé chez la plupart des sujets que j'ai étudiés. Léonie au premier somnambulisme, ne présente guère ce caractère, elle entend et voit tout le monde ; elle le présente beaucoup plus fortement en second somnambulisme, car alors elle n'entend que moi et encore quand je la touche. Elle a une électivité plus grande dans tous les états pour ce qui concerne les suggestions, car elle n'obéit jamais qu'à moi. Marie et Rose sont en général plus électives que Léonie ; dès l'instant où elles s'endorment, elles semblent perdre la notion du monde extérieur pour ne plus voir, entendre ou sentir que celui qui les a endormies. Marie garde seulement pour les autres personnes un peu de sensibilité tactile, si on peut l'appeler ainsi, car elle éprouve un sentiment de souffrance et de répugnance très marqué quand elle est touchée par une autre personne étrangère, non en rapport avec elle. Rose ne sent jamais rien de semblable. Je ne parle pas ici de Lucie qui était très peu élective et ne me distinguait des autres personnes que pour m'obéir."


Lucie, c'est M. Janet qui nous l'a appris, avait presque complètement perdu le sens de l'ouïe et il fallait lui parler très fort pour qu'elle entendît ; cependant, lorsque M. Janet veut lui faire une suggestion par distraction, il lui suffit de murmurer son ordre et elle l'entend parfaitement[39] , ce qui prouve qu'elle est très sensible à toutes les sensations qui viennent de lui, autrement dit qu'elle est en rapport magnétique avec l'opérateur. Il y a plus encore, la personnalité subconsciente qui a été baptisée Adrienne n'existe pas pour les autres expérimentateurs ; en voici la preuve[40].

« Un des premiers caractères que manifeste ce « moi secondaire » et qui est visible pour l'opérateur, c'est une préférence marquée pour certaines personnes. Adrienne qui m'obéit fort bien et qui cause volontiers avec moi, ne se donne pas la peine (?) de répondre à tout le monde. Qu'une autre personne examine en mon absence ce même sujet, comme cela est arrivé, elle ne constatera ni catalepsie partielle, ni actes subconscients par distraction, ni écriture automatique, et viendra me dire que, Lucie est une personne normale très distraite et très anesthésique. Voilà un observateur qui n'a vu que le premier moi avec ses lacunes et qui n'est pas entré en relation avec le second. »

Ne pourrait-on pas dire aussi justement : voilà un observateur qui n'a pas fait à Lucie la suggestion qu'elle a une seconde personnalité et qui, naturellement, ne la trouve pas chez elle, quand M. Janet, au contraire, l'y rencontre parce qu'il en est le créateur ; mais poursuivons :

« D'après les observations de MM Binet et Ferré, il ne suffit pas qu'une hystérique soit anesthésique pour qu'elle présente de la catalepsie partielle. Sans aucun doute, il faut, pour ce phénomène, une condition de plus que l'anesthésie, une sorte de mise en rapport de l'expérimentateur avec les phénomènes subconscients. Si ces phénomènes sont très isolés, ils sont provoqués par tout expérimentateur, mais s'ils sont groupés en personnalité (ce qui arrive très fréquemment chez les hystériques fortement malades), ils manifestent des préférences et n'obéissent pas à tout le monde. » « Non seulement le moi secondaire n'obéit pas, mais il résiste à l'étranger. Quand j'ai soulevé et mis en position cataleptique le bras de Lucie ou de Léonie qui présente le même phénomène, personne ne peut le déplacer... Quand je touche le bras de nouveau, il devient subitement léger et obéit à toutes les impulsions. »


On ne peut pas mieux démontrer la très grande influence du magnétiseur, et cette observation peut être complétée par celle du Dr Ochorowicz, qui dit[41] .

« Lorsque le sujet ne sent pas du tout l'attouchement d'une personne étrangère, on peut faire l'expérience suivante : au lieu de toucher directement, on touche avec un crayon, par exemple : si en touchant directement on peut supposer des différences de température, qui indiqueraient au sujet celui qui le touche — ici cette supposition n'a plus de valeur —. Eh bien ! Malgré cela, le sujet sentira le crayon du magnétiseur et ne sentira pas le même crayon tenu par une autre personne. On peut varier cette expérience de différentes manières; le sujet ne sent pas le crayon, mais si le magnétiseur touche la main de la personne qui tient le crayon, celui-ci deviendra sensible de nouveau. » « Prenons une longue tige à la place du crayon et que le magnétiseur la tienne d'abord à 10, puis à 20, puis à 50 centimètres. La pression de la tige et son contact avec la peau du sujet deviendront de plus en plus confus, de plus en plus incertains, enfin, à quelques mètres, suivant la force de l'action physique individuelle et de la sensibilité du sujet, ce dernier ne sentira plus rien. Et pourtant la pression mécanique reste toujours la même.
« Est-ce l'imagination qui fait cela, est-ce la foi ? Qu'on m'explique cette expérience, sans une action physique, et je renoncerai au magnétisme, mais pas avant. Elle démontre que les différences dynamiques moléculaires dépassent la surface du corps ; qu'un certain mouvement tonique vibratoire, propre à un organisme donné, se propage en dehors de sa périphérie, et peut influencer le sujet d'une façon assez nette, assez palpable, pour admettre une action réelle. »


Si nous avons insisté sur ce point, c'est qu'il est à noter pour établir une différence de plus entre les sujets hystériques et les médiums.

Résumé

Il n'existe pas de personnage subconscient

Nous avons pu constater, par une analyse soigneuse des exemples cités par M. Janet, que l'existence simultanée de deux personnalités chez le même sujet n'est nullement démontrée, et comme c'est un principe de logique qu'il ne faut pas multiplier les causes sans nécessité, nous repoussons l'hypothèse d'un personnage subconscient coexistant avec la conscience normale.
Ici, afin d'éviter toute confusion, nous croyons utile de bien spécifier notre manière de voir.
Il existe certainement chez les sujets sains des phénomènes psychiques qui deviennent inconscients :
1° Ce sont ceux, par exemple, qui ont lieu en rêve ou pendant le dégagement de l'âme et que l'on oublie au réveil ;
2° Les états de conscience de tous les jours, dont quelques-uns seulement sont conservés ;
3° Tous les souvenirs des vies antérieures qui sont le fondement même de l'individualité.
Et chez les hystériques, les alcooliques, les épileptiques, les somnambules, etc. ;
4°Des fractions entières de la vie psychique de tous les jours qui disparaissent pour la conscience normale.
Mais ces souvenirs, de sources si diverses, ne s'organisent pas en personnalités distinctes, autonomes, ayant une existence propre, au-dessous et en même temps que la conscience ordinaire.
Ce que l'on observe seulement, c'est que la personnalité des hystériques varie suivant l'état dynamique du système nerveux.
M.M. Azam[42] , Dufay[43] , Mesnet[44] , Bourru et Burot[45] , etc., ont bien montré comment à une modification déterminée de la sensibilité correspondait une personnalité spéciale, caractérisée par une mémoire particulière, mais ce sont là des variations de l'individualité totale, des sortes de métamorphoses de la conscience, des composés psychiques allotropiques, qui ne portent aucune atteinte à l'unité du moi. Celui-ci subsiste à travers toutes ces transformations par les formes les plus stables, les moins conscientes de la mémoire, c'est-à-dire par les habitudes. Que Lucie ou Léonie soient dans les états 1, 2 ou 3, elles ont toujours le sentiment de vivre ; elles savent encore parler, écrire, coudre, chanter, etc. C'est sur ce fond commun que les sensations qui ne sont pas annihilées, brodent des arabesques qui donnent à ces états leurs caractéristiques spéciales.
Nous croyons donc qu'à quelque moment que l'on considère l'hystérique, il n'existe toujours en elle qu'une seule individualité, qui peut présenter des caractères divers, suivant l'étendue du champ de la conscience, mais qui reste elle-même, en dépit de ses variations.
Pour essayer de rendre plus claire notre pensée, nous pourrions figurer schématiquement les différents états de la personnalité des hystériques par des cercles concentriques.



A, serait l'état normal, c'est-à-dire le plus pauvre, pour les sujets ayant des anesthésies profondes qui leur ont fait perdre la perception des sensations musculaires, auditives, tactiles : il ne reste de conscientes que les sensations visuelles, olfactives et gustatives, avec les souvenirs qui s'y rattachent. C'est la personnalité ordinaire A, avec ses infirmités.
Lorsqu'il se produit un changement dans l'état nerveux, c'est-à-dire dans la sensibilité, sous l'action d'un excitant quelconque : suggestion, électricité, magnétisme, métaux, etc., un certain nombre de sensations latentes redeviennent actives, ramenant avec elles d'anciens souvenirs ; la conscience s'étend à tout le cercle B, et forme une seconde personnalité : A + B déjà plus développé. Mais, et ceci est très important, A n'existe plus ; il est devenu A+B, c'est le moi qui a récupéré toutes les sensations de B. Enfin si l'excitant a assez de puissance pour rétablir intégralement la sensibilité, toutes les sensations reparaissant, le passé est entièrement ressuscité ; le champ s'élargit et comprend l'espace C ; la conscience totale pour la personnalité no 3 embrasse les états A+B + C, et individuellement, A et B ont disparu.
Aussi longtemps que se maintiendra cet équilibre, la santé sera normale ; mais si, pour une cause quelconque, l'action dynamogénique qui agissait sur le système nerveux diminue, c'est d'abord le champ C qui repasse à l'état latent et qui emporte avec lui les souvenirs qui s'y rattachent ; il y a un rétrécissement du champ total de la conscience, qui n'est plus représenté que par A + B, et si le sujet retourne à ce qui était son état normal avant qu'on agît sur lui, il en est réduit à l'état A, ayant perdu toute souvenance de ses personnalités A + B et A + B + C.
Il est évident qu'il peut y avoir un plus grand nombre d'états différents de la sensibilité que ceux qui sont grossièrement figurés ici, et que les relations réciproques entre ces états peuvent varier ; il est possible, par exemple, qu'il y ait pénétration partielle de l'une des zones par l'autre ; mais nous croyons que ce schéma représente le cas le plus général, car à mesure qu'on approfondit le sommeil, chaque état spécial nouveau connaît tous ceux qui le précèdent, sans en être connu.
Il existe donc des états de la personnalité ignorés du moi normal parce qu'ils en sont oubliés ; ce sont d'abord les souvenirs des vies antérieures, ensuite, la plupart des phénomènes de la vie du rêve, ou bien les événements qui se déroulent dans le somnambulisme naturel ou provoqué ; mais c'est toujours le moi qui les a perçus, quitte à en perdre le souvenir en revenant à la vie ordinaire. On ne peut donc, dans aucun cas, soit pour les hystériques, soit pour les médiums, admettre la réalité d'un second personnage existant en même temps que la conscience ordinaire, et qui jouirait d'une indépendance complète vis-à-vis de la personnalité normale.

Nécessité de la suggestion pour obtenir l'écriture

Nous avons pu observer, aussi bien chez les sujets de M. Binet que chez ceux de M. P. Janet, qu'ils ne se mettent jamais à écrire spontanément. Il faut que les expérimentateurs agissent sur eux par des suggestions tactiles ou verbales pour faire agir le mécanisme automatique de l'écriture. Lorsque l'éducation de l'hystérique n'est pas faite, les phénomènes inconscients sont tout à fait rudimentaires ; mais peu à peu, sous l'influence de la répétition, la suggestion se transforme en autosuggestion ; il se crée une habitude idéo-organique et le moi du sujet peut écrire des lettres, comme nous l'avons vu pour Lucie ou Léonie, sans en avoir conscience immédiatement après, par suite de l'oubli qui se produit instantanément pour toutes les perceptions qui sont comprises dans la zone psycho-nerveuse anesthésiée.

Nécessité d'un rapport magnétique pour obtenir l'écriture suggérée

Nous savons que le sujet hystérique ne peut être suggéré que par l'opérateur habituel, car si un autre expérimentateur veut obtenir de l'écriture subconsciente, il n'y parvient pas. Il y a là un caractère électif très significatif, que les recherches des magnétiseurs ont mis depuis longtemps en évidence.

Conclusion

Il résulte des recherches de M. Janet que l'écriture automatique et inconsciente des hystériques n'est pas spontanée : elle ne se produit qu'après une éducation du sujet, au moyen de suggestions qui ont créé une division dans la conscience normale. L'écriture peut employer pour se produire des sensations musculaires et tactiles qui sont en dehors de la perception consciente et qui, en agissant sur le mécanisme nerveux, produisent ces messages qui répondent aux questions posées.

Comparaison des hystériques et des médiums

M. Janet a fait, dans son livre, un historique du Spiritisme qui ne brille ni par l'exactitude ni par l'aménité. En commençant, il déclare[46] « qu'on s'est montré injuste envers les Spirites comme envers les magnétiseurs ». On s'attend donc à lui voir étudier impartialement les faits et à réhabiliter ces honnêtes chercheurs, victimes de l'ignorance et des préjugés de leurs contemporains. Mais il faudrait une forte dose de naïveté pour attendre des écrivains qui aspirent à prendre place dans le Tchin académique, une appréciation indépendante et sincère des phénomènes qui n'ont pas reçu encore la consécration officielle ; aussi M. Janet traite Allan Kardec, qui fut professeur comme lui, de vendeur de contremarques et déclare que le Spiritisme « est devenu peu à peu cette industrie que M. Gilles de la Tourette a dévoilée, et qui n'a plus guère d'autre but que d'exploiter les naïfs[47] . » Des expériences de Crookes, citées cependant par lui, M. Janet ne dit presque rien, et pour cause. Là on ne peut accuser l'observateur de grossier charlatanisme, aussi on passe sous silence ses recherches, aussi bien que celles de Wallace, de Zollner, de Gibier et autres savants. Constatons que pour un psychologue qui veut être avisé, M. Janet s'est lourdement trompé, tant sur l'avenir du Spiritisme qu'en ce qui concerne ses adeptes. Depuis que son livre est paru (1889), des recherches aussi nombreuses que précises et intéressantes ont eu lieu dans toutes les parties du monde, et des hommes comme F. W. H. Myers, O. Lodge, membre de la Société Royale, Hodgson, Lombroso, Schiapparelli, Ch. Richet, Dr Ségard, de Rochas, etc., n'ont pas craint de s'engager dans les sentiers défendus, confirmant de leur haute autorité la matérialité des faits signalés par ces Spirites si diffamés.
M. P. Janet espère établir que les médiums écrivains sont des hystériques et que les phénomènes de l'écriture automatique sont dus simplement au personnage subconscient, qui joue le rôle de l'esprit. Il est donc obligé de faire la preuve que ses assertions sont bien fondées.
Pour que l'hypothèse de M. P. Janet eût quelque valeur il faudrait qu'elle fût appuyée sur des faits nombreux et bien observés, montrant chez les médiums les caractères cliniques par lesquels on reconnaît cette névrose. Mais c'est en vain que l'on chercherait dans l'Automatisme psychologique, même un commencement de preuve de cette nature. On ne nous montre nulle part chez les médiums cette anesthésie générale ou partielle, superficielle ou profonde qui est si souvent observée chez les hystériques. Dans aucune observation, on ne nous signale de rétrécissement des champs visuels, d'abolition du réflexe pharyngien, de zones spasmogènes ou frénatrices, de paralysies ou de contractures, ni enfin de ces crises caractérisées par des évolutions régulières de phénomènes, que l'École de la Salpêtrière a si bien définis[48] . Ces lacunes montrent combien l'hypothèse de M. Janet est hasardée, et bien qu'il ait essayé d'assimiler les médiums écrivains aux somnambules, on demeure surpris de la légèreté avec laquelle cet auteur, réputé sérieux, n'hésite pas à réunir dans une même catégorie les médiums et les névropathes.
Nous sommes en présence d'un parti pris évident qui se manifeste pour tout ce qui a trait au Spiritisme. Il est facile de l'établir par l'analyse de son travail. Il cherche à démontrer d'abord que les phénomènes de la table ne commencent que lorsque des femmes ou des enfants, c'est-à-dire des personnes prédisposées aux accidents nerveux, viennent y prendre place. Ce premier point est totalement faux, puisque l'on obtient des phénomènes, alors qu'aucune femme ou enfant n'est présent : témoins les faits constatés par les membres de la Société dialectique de Londres[49] . Ces graves savants étaient-ils donc aussi des hystériques ? Les médiums à effets physiques tels que Home, Eglinton, Slade, les frères Davenport, etc., n'ont jamais été classés parmi les névropathes et même ils n'obtenaient jamais de manifestations, lorsque leur santé n'était pas normale[50] . D'ailleurs, c'est le plus souvent à la suite d'expériences faites dans l'intérieur des familles que le Spiritisme a recruté ses adeptes, et il est inadmissible de supposer que, sur les quelques millions d'expérimentateurs qui ont obtenu des communications, tous soient des malades. Les rapports des médecins sur la fréquence de l'hystérie démentent cette hypothèse. Un semblable phénomène aurait vite attiré l'attention et signalé le danger de ces pratiques, s'il eût réellement existé.
Nous ne voulons pas dire qu'il n'a jamais pu se rencontrer d'hystériques qui fussent médiums, ce serait une conclusion trop absolue que nous ne sommes pas autorisés à formuler[51] ; mais ce que nous maintenons, c'est que la médiumnité n'est pas une névrose et qu'elle ne peut pas être considérée comme un symptôme clinique de l'hystérie.
A vrai dire, M. Janet prétend que ces exercices conduisent à la folie, mais les statistiques publiées dans tous les pays démontrent qu'il y a infiniment moins, proportions gardées, de fous spirites que de fous religieux. M. Janet aurait pu s'en assurer en lisant l'article de la Revue Spirite qu'il indique en renvoi[52] .
L'auteur raconte une expérience qu'il fit en compagnie d'une jeune fille anglaise qui n'a pu, en sa présence, obtenir que quelques mots insignifiants. Immédiatement il en conclut qu'elle est élective et que c'est un caractère qui la rapproche de ses sujets, Lucie ou Léonie. N'est-il pas étonnant qu'un auteur sérieux se contente d'un seul essai pour se prononcer sur un sujet aussi important ? Peut être juge-t-il qu'il est dispensé de suivre une méthode scientifique avec des Spirites ?
Pour établir que les médiums sont des hystériques, M. Janet se réfère presque exclusivement aux écrits des magnétiseurs, au lieu d'emprunter ses exemples aux écrivains spirites, aussi n'est-il pas surprenant qu'il puisse ainsi faire quelques citations qui ne s'appliquent pas, pour la plupart, à l'écriture mécanique mais aux phénomènes d'incarnations qui sont fort différents. Nous avons, depuis vingt années que nous étudions ces phénomènes, eu l'occasion d'observer très souvent des médiums écrivains, et nous devons déclarer que nous n'en avons jamais vu écrire autrement qu'à l'état normal : nous savons que cela est possible, témoin le cas de Mme Piper signalé par le Dr Hodgson. Supposons cependant que tous les médiums soient des somnambules naturels, cela suffit-il pour dire que ce sont des hystériques ? M. Janet semble l'admettre car, pour lui, le somnambulisme ne saurait exister chez des individus en parfaite santé[53] .
Pour savoir ce qu'il faut penser à cet égard, nous préférons laisser la parole à des médecins, beaucoup mieux qualifiés que nous, pour traiter cette question.
M. Beaunis, professeur à la faculté de médecine de Nancy, dit[54] .

« Contrairement à l'opinion répandue, les sujets (somnambuliques) ne sont pas rares, et ici je dois combattre un préjugé qui a cours non seulement dans le public, mais encore chez beaucoup de médecins ; c'est qu'on ne peut guère provoquer le somnambulisme que chez les hystériques. En réalité, il n'en est rien. Le somnambulisme artificiel s'obtient avec la plus grande facilité chez un grand nombre de sujets chez lesquels l'hystérie ne peut être invoquée, enfants, vieillards, hommes de toute constitution et de tout tempérament. »
« Bien souvent même, l'hystérie, le nervosisme, sont des conditions défavorables à la production du somnambulisme, probablement à cause de la mobilité d'esprit qui les accompagne et qui empêche le sujet que l'on veut endormir de fixer son attention assez fortement sur une seule idée, celle du sommeil ; au contraire, les paysans, les soldats, les ouvriers à constitution athlétique, les hommes peu habitués à laisser vagabonder leur imagination, et chez lesquels la pensée se cristallise facilement, si j'ose m'exprimer ainsi, tombent souvent avec la plus grande facilité dans le somnambulisme et cela quelquefois dès la première séance. »


M. Beaunis admet, d'après le Dr Liébault, que la proportion des sujets somnambules est d'environ 18 sur 100 personnes prises au hasard. Lorsque l'on étudie l'influence de la suggestion par rapport au sexe, on constate un fait très inattendu : c'est que les proportions sont à peu près les mêmes chez les hommes et chez les femmes, et qu'en particulier, contrairement à l'opinion courante, la proportion est presque identique pour ce qui concerne le somnambulisme, 18,8 pour 100 chez les hommes, 19,4 pour 100 chez les femmes.

"Il est bien souvent évident qu'on ne peut invoquer là l'hystérie chez l'homme, à moins d'admettre, ce qui serait absurde, qu'on trouve chez l'homme 18 hystériques sur 100 sujets, et encore, comme on le verra plus loin, cette hystérie de l'homme se montrerait à tous les âges. »

Le professeur Bernheim écrit également[55] :

« Dire que l'on ne peut hypnotiser que les hystériques ou des personnes ayant une tare névropathique, c'est dire une chose absolument erronée, contre laquelle protestent tous les médecins qui ont assisté à nos expériences et font comme nous. C'est la plus grande erreur qui ait été formulée sur l'hypnose. J'affirme qu'il n'y a aucun rapport entre l'hypnotisme et l'hystérie. Le sommeil hypnotique est identique au sommeil naturel ; ce n'est pas une névrose hypnotique. »
"Il est rationnel d'admettre, dit M. Paul Richer, que les phénomènes d'hypnotisme qui dépendent toujours, d'un trouble de fonctionnement régulier de l'organisme, demandent pour leur développement une prédisposition spéciale que, d'un accord unanime, les auteurs placent dans la diathèse hystérique[56] ». C'est vrai qu’il y a un accord presque unanime là-dessus. Mais je crois que les auteurs se trompent. Ce n'est pas l'hystérie qui constitue un terrain favorable à l'hypnotisme, mais c'est la sensibilité hypnotique qui constitue un terrain favorable pour l'hystérie. L'hystérie est une maladie qui se développe à un certain âge, et qui peut ou disparaître ou se modifier de beaucoup, tandis que la sensibilité hypnotique est une propriété innée à peu près constante, et qui, habituellement, se conserve toute la vie. C'est une question de tempérament, de constitution physiologique. Si c'est une névrose, on peut ne pas s'en douter toute sa vie[57] ."

On voit donc qu'en admettant que les médiums soient tous des somnambules — ce qui est bien loin d'être démontré — cela ne suffirait pas pour les assimiler aux hystériques, comme l'a fait M. Janet.
En résumant toutes les remarques précédentes, voici les différences profondes qui séparent les médiums des hystériques.

Différences entre les hystériques et les médiums

Chez les hystériques :
1° La santé générale est gravement troublée et les anesthésies profondes qui atteignent un ou plusieurs sens, déterminent des lacunes dans la vie mentale, la perte complète de certains souvenirs, et un rétrécissement considérable du champ de la conscience,
2°Les phénomènes subconscients ne se développent sous la forme de l'écriture qu'après une éducation assez longue,
3° Et sous l'influence de suggestions tactiles ou verbales faites pendant l'état de distraction qui est continuel[58],
4° L'écriture automatique ne peut être suggérée par quiconque : elle ne se produit que dans l'état de rapport, et si c'est le magnétiseur habituel qui fait la suggestion,
5° Cette écriture ne relate que des faits connus du sujet, et le contenu n'est pas sensiblement supérieur à sa capacité intellectuelle,
6° Jamais l'hystérique ne sait qu'elle écrit. C'est une opération involontaire et inconsciente,
7° Enfin, on n'a jamais pu obtenir ces phénomènes avec des hommes.

Chez les médiums :
1° La santé est normale. On ne constate généralement aucune anesthésie ni aucune perte de souvenirs ; l'intelligence n'est nullement atteinte, et même la faculté cesse pendant la maladie, ce qui est l'inverse de ce qui se présente chez les hystériques[59],
2° et 3° Les phénomènes de l'écriture se produisent spontanément et sans suggestions verbales ou tactiles,
4° Il n'y a généralement aucune influence élective de la part des assistants, ni aucune nécessité d'un rapport magnétique quelconque,
5° Le médium sait qu'il écrit, son mouvement est involontaire mais conscient,
6° On obtient indifféremment des messages écrits avec des femmes ou avec des hommes, nous l'avons vu par l'exemple du Dr Cyriax,
7° Fréquemment, les médiums, au moyen de l'écriture, donnent des renseignements qui leur sont inconnus ainsi qu'aux assistants, et que l'on vérifie ensuite être exacts.

[1] P. Janet. L’Automatisme psychologique. Page 104.

[2]P. Janet. L’Automatisme psychologique. Page 189

[3] Ouvrage cité. Page 239.

[4] Ouvrage cité. Page 240.

[5] Ouvrage cité. Page 377.

[6]Ch. Richet. L’Homme et l’intelligence. Page 151 et suiv.

[7] Ouvrage cité. Page 320.

[8] C’est nous qui soulignons, car on verra tout à l’heure que l’auteur est en contradiction avec lui-même.

[9] Ferrière. La vie et l’âme. Page 228.

[10] Luys. Le cerveau. Page 81.

[11]Voir page 34.

[12] Pierre Janet. Ouvrage cité. Page 106.

[13] Pierre Janet. Ouvrage cité. Page 125.

[14]Bourru et Burot. Les variations de la personnalité. Page 122.

[15] Pigeaire. Electricité animale. 1836. Page 44.

[16]Laycok. On certains disorders and defects of memory. Page 12, cité par M. Ribot dans les Maladies de la Mémoire. Page 62.

[17]P. Janet. Ouvrage cité. Page 249.

[18]P. Janet. Ouvrage cité. Page 322.

[19] Pierre Janet. Ouvrage cité. Page 274.

[20]Il est certain que l'orateur qui, tout en causant, s'écoute parler pour modifier le son de sa voix, surveiller son débit, varier le rythme de ses intonations, et analyser les impressions du public, atteint un haut degré de division de l'attention ; il suit en même temps plusieurs ordres d'idées ; mais chez les personnes ordinaires à plus forte raison chez les hystériques, il est difficile de faire en même temps plusieurs opérations différentes : par exemple exécuter un calcul mental et serrer rythmiquement un certain nombre de fois une boule en caoutchouc, c'est pourquoi une des opérations mentales est oubliée.

[21]P. Janet. Ouvrage cité. Page 329.

[22]P. Janet. Ouvrage cité. Pages 294 – 295.

[23] P. Janet. Ouvrage cité. Page 296.

[24] P. Janet. Ouvrage cité. Page 303

[25]Ch. Richet. Essai de Psychologie générale. Page 29.

[26] Ch. Richet. Ouvrage cité. Page 159

[27] Ribot. Les maladies de la mémoire. Page 22.

[28] Delbœuf. Eléments de psychophysique. Page 15.

[29] Binet. Les altérations de la personnalité. Page 161.

[30]Ribot. Les maladies de la mémoire. Page 41.

[31] « Certains Hystériques perdent brusquement la vision ; ils deviennent tout à coup aveugles. La veille, ils y voyaient très bien, le lendemain ils ne distinguent plus le jour de la nuit, ils ne perçoivent plus aucune sensation visuelle. Cette amaurose totale et complète ne s’accompagne d’aucune lésion apparente du fond de l’œil. Le cristallin, le corps vitré, la choroïde, la rétine ne présentent, à l’examen ophtalmoscopique, aucune modification de structure susceptible d’expliquer l’anesthésie de la vision. La cécité persiste en général pendant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois ; puis elle disparaît, sans laisser de traces. » Pitres. Leçons cliniques sur l’hystérie et l’hypnotisme. Amaurose hystérique. Page 95.

[32] Ribot. Ouvrage cité. Page 24.

[33] Binet. Les altérations de la personnalité. Page 269.

[34] Bernheim. Revue de l’hypnotisme. 1er décembre 1888

[35]Les anciens magnétiseurs connaissaient déjà ces faits. Voir les ouvrages de Bertrand, de Charpignon, de Braid, de Durand (de Gros) etc.

[36]Beaunis. Le sommeil provoqué. Page 133.

[37] A. de Rochas. Les Etats profonds de l’hypnose. Page 21 et 77, teno 4.

[38] Voir : Lauzanne Principes et procédés du Magnétisme V. II, page 160. Charpiron. Physiologie Magnétisme. Page 79. Baréty. Magnétisme. Page 398. Myers. Proceedings 1882. Page 255. Ibid 1887. Page 538. Demarquez et Girault Teulon. Hypnotisme. Page 32. Cités par M. P. Janet.

[39] P. Janet. Ouvrage cité. Page 262.

[40] P. janet. Ouvrage cité. Pages 318 – 319.

[41] Ochorowicz. La suggestion mentale. Page 342.

[42] Azam. Hypnotisme, double, conscience, et altérations de la personnalité. Paris 1887.

[43] Dufay. La notion de la personnalité. Revue scientifique 15 juillet 1876.

[44] Mesnet. De l’automatisme de la mémoire et du souvenir dans le somnambulisme pathologique (Union Médicale 1874).

[45] Bourru et Burot. La suggestion mentale et les variations de la personnalité. Paris 1895.

[46] Pierre Janet. L’automatisme psychologique. Page 376.

[47] Ibid. Page 385

[48] Consulter à cet égard Charcot : Leçons sur les maladies du système nerveux et Leçons du mardi à la Salpetrière. Voir également Pitres. Leçons cliniques sur l’hystérie et l’hypnotisme.

[49] Rapport sur le Spiritualisme, par le comité de la Société Dialectique de Londres. Traduction française par M. le Dr Dusart. Paris 1900.

[50] Voir sur ce sujet Crookes. Recherches sur le Spiritualisme. Page 65 et suiv. Dr Gibier. Analyse des choses. Page 154 et suiv. Mme d’Espérance. Au pays de l’ombre. Page 241. De Rochas. Extériorisation de la motricité. Pages 19 et 20. Stainton Mosès. Enseignements Spiritualistes. Page 79.

[51]Regnault. La Sorcellerie, ses rapports avec les sciences biologiques. Voir page 328.

[52] Revue Spirite 1887. Page 141.

[53] P. Janet. L’Automatisme psychologique. La désagrégation psychologique. Pages 305, 330 et 346.

[54] Beaunis. Le somnambulisme provoqué. Page 10 et suiv.

[55] Bernhein. Premier congrès international de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique. Paris 1890. Page 277

[56] Paul Richer. Etudes cliniques sur l’hystéro épilepsie. Page 361.

[57] Dr Ochorowicz. La suggestion mentale. Page 255. Note.

[58] Lucie ne peut plus être hypnotisée lorsqu’elle n’a plus de crises hystériques ; alors disparaissent tous les phénomènes d’écriture subconsciente, car toute suggestion est impossible. Voir dans l’Automatisme psychologique. Pages 336 et 491.

[59] Stanton Mosès. Mme Piper, Mme d’Espérance, Slade, Homme n’obtenaient rien quand ils étaient malades.

 

Chapitre suivant




Téléchargement | Bulletin
nous écrire | L’Agora Spirite