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Notice biographique sur le Dr Kerner

Justinus Kerner naquit à Ludwigsburg, en Wurtemberg, le 18 septembre 1786. Il était le plus jeune des cinq fils du bailli supérieur de la ville. Son père étant mort en 1799 sans laisser de fortune, sa mère le plaça d’abord chez un menuisier, puis voulut en faire un confiseur. Heureusement qu’un ami de sa famille, le pasteur Konz qui était poète et à qui le jeune Justinus montra ses premiers vers obtint qu’on l’envoyât étudier à l’université de Tubingue où il choisirait lui-même sa voie.
Kerner avait alors dix-huit ans ; il partit à pied, le sac sur le dos, et arriva de nuit, par un beau clair de lune, aux portes de la ville, où, fatigué, il s’endormit sur un banc. « Quand il s’éveilla, dit Karl du Prel[1], les peupliers étaient agités par un violent ouragan et le courant d’air apporta une feuille de papier que le vent avait enlevée par une fenêtre de l’hôpital des pauvres ; c’était une ordonnance signée par le Dr Uhland, un médecin supérieur du baillage. Le jeune homme prit cela pour un avertissement de la Providence et c’est avec la résolution de devenir médecin qu’il entra à Tubingue en 1804. »
Il s’y lia intimement avec le fils du Dr Uhland[2], et avec d’autres étudiants, Schwab[3], Varnhagen, von Ense, qui tous devinrent des poètes plus ou moins célèbres.
Quatre ans après, reçu docteur, il quittait Tubingue pour compléter ses études en séjournant quelque temps à Vienne et en parcourant une partie de l’Allemagne. Les lettres qu’il écrivit pendant ce voyage à ses amis devinrent le sujet de sa première production littéraire, imprimée en 1811, à Heidelberg sous le titre : Reiseschatten von dem Schattenspieler Lux[4].
Kerner venait de s’établir comme médecin dans la petite ville de Welheim. « Il y fut de plus en plus connu, dit Karl du Prel, non pas seulement comme poète mais comme médecin consciencieux. Très recherché, il avait un seul défaut, grave chez un docteur, celui de ressentir la maladie de chacun  de ses clients comme la sienne propre. Ses insuccès dans sa pratique médicale lui ôtaient  le sommeil. »
En 1813, il se maria avec une jeune fille de Tubingue, Frédérique Ehman, avec qui il était fiancé depuis son séjour à l’Université.
Certes, les débuts du jeune ménage furent modestes. On n’avait trouvé à Welheim qu’un seul logement à louer, et c’était une auberge : deux chambres avec une petite cuisine ; mais la grande chambre, la chambre à coucher, devait être cédée, pour servir de salle de danse ou de festin, les jours de marché, de noces et toutes les fois que l’aubergiste en aurait besoin dans des circonstances analogues.
En 1816, Kerner fut nommé médecin supérieur du district à Gaildorff ; puis, en 1819, à Weinsgerg, charmante petite ville, célèbre par le siège qu’en avait fait l’empereur Conrad, en 1525, pendant les guerres des Guelfes et des Gibelins. La tradition rapporte que quand la place fut obligée de se rendre, la capitulation donna aux femmes qui s’y trouvaient le droit d’emporter sur elles ce qu’elles avaient de plus précieux et qu’elles sortirent en portant leur mari sur leur dos. Le vainqueur ne voulut pas chicaner sur cette interprétation inattendue et la colline qui supportait le bourg reçut le nom de Weibertreue (Fidélité des femmes).
Quand le docteur arriva à Weinsberg, cette colline était à l’état sauvage. Il acheta le terrain, le transforma en parc[5] et bâtit au pied une maison dont sa jeune femme et lui faisaient les honneurs avec une telle bonhomie que plusieurs fois des soldats ou des colporteurs de passage y entrèrent naïvement en la prenant pour une auberge. On y voyait accueillis, et quelquefois en même temps, avec la même bonne grâce, les admirateurs du poète, les clients du médecin et les amis de l’homme privé. C’est ainsi qu’un jour, un marchand de gants du Tyrol, qui s’arrêtait tous les ans chez Kerner, s’y rencontra avec Adalbert de Bavière. Le bon docteur le présenta au prince comme un vieil ami et lui demanda l’autorisation de le retenir avec lui à sa table.
Son premier recueil de poésies fut publié en 1817, à Carlsruhe, sous le titre : Romantische Dichtungen (Poésies romantiques). On y remarque  le ferme bon sens et la netteté, dans la pensée aussi bien que dans l’expression, qui distinguent des autres écoles poétiques plus ou moins nuageuses du reste de l’Allemagne, l’école de Souabe dont il a été, avec son ami Uhland, un des plus illustres représentants.
Il eut, à cette époque, l’occasion de s’initier aux études psychiques, et en 1824, il publia, à Stuttgart un livre intitulé : Histoire de deux Somnambules, que je n’ai pu me procurer.
Il ne parait pas toutefois avoir eu alors une grande foi dans l’efficacité du magnétisme, car il nous dit lui-même[6] que quand, en 1826, on l’appela en consultation auprès d’une jeune femme, Frédérique Hauffe, sur qui les phénomènes extraordinaires de sa maladie avaient fait courir beaucoup de bruits malveillants, il voulut d’abord la traiter exclusivement par les moyens médicaux ordinaires.
Cependant, l’état de cette malade empirant toujours, on obtint de lui qu’elle viendrait à Weinsberg loger dans sa propre maison. Là, pendant trois ans, du 25 novembre 1826 au 2 mai 1829[7] il put l’étudier à loisir et réunir les éléments d’un livre qui produisit en Allemagne une très grande sensation, puisqu’il eut cinq éditions en quelques années. C’est ce livre qui fut traduit en anglais par Mistress Crowe, dont le docteur Dusart publie aujourd’hui la première traduction française.
Les phénomènes qu’il relate furent naturellement l’objet de polémiques violentes. On prétendit que Kerner avait été le dupe d’une simulatrice : c’est une explication qu’on ne manque jamais de donner quand on ne peut douter de la bonne foi de l’observateur, mais qui ne saurait avoir de valeur quand on trouve, comme ici, les témoignages concordants d’hommes considérables pour leur science et leur prudence.
Voici comment Strauss, le célèbre auteur de la Vie de Jésus, raconte une visite qu’il fit à Kerner.
« Kerner me reçut, selon son habitude, avec une bonté paternelle et ne tarda pas à me présenter à la visionnaire qui reposait dans une chambre, au rez-de-chaussée de la maison. Peu après, la visionnaire tomba dans un sommeil magnétique. J’eus ainsi pour la première fois le spectacle de cet état merveilleux, et, je puis le dire, dans sa plus pure et sa plus belle manifestation. C’était un visage d’une expression souffrante, mais élevée et tendre, et comme inondée d’un rayonnement céleste ; une langue pure, mesurée, solennelle, musicale, une sorte de récitatif[8] ; une abondance de sentiments qui débordaient, et qu’on aurait pu comparer à des bandes de nuées, tantôt lumineuses, tantôt sombres, glissant au dessus de l’âme, ou bien encore à des brises mélancoliques et sereines, s’engouffrant dans les cordes d’une merveilleuse harpe éolienne. A cet apparence surnaturelle, aussi bien qu’à ses longs entretiens avec des esprits invisibles, bienheureux où réprouvés, il n’y avait point à en douter, nous étions en présence d’une véritable voyante ; nous avions devant nous un être ayant commerce avec un monde supérieur. Cependant Kerner me proposa de me mettre en rapport magnétique avec elle ; je ne me souviens pas d’avoir jamais senti une impression semblable depuis que j’existe. Persuadé, comme je l’étais, qu’aussitôt que ma main se poserait dans la sienne, toute ma pensée, tout mon être lui seraient ouverts, et cela sans retour, lors même qu’il y aurait en moi quelque chose qu’il m’importerait de dérober, il me sembla, lorsque je lui tendis la main, qu’on retirait une planche de dessous mes pieds et que j’allais m’abaisser dans le vide. »

Nous donnons ci-contre le portrait de la voyante, que nous a envoyé M. Théobald Kerner, fils du Dr Kerner, nous en faisant remarquer la ressemblance frappante qu’il présente avec le portrait du Dante par Raphaël.

Eschenmayer[9] docteur en médecine et philosophie à l’université de Tubingue étudia, lui aussi, avec les plus grands soins les facultés de la voyante et publia sur ce sujet, en collaboration avec Kerner, de 1831 à 1834, cinq volumes intitulés Blatter aus Prevorst (Journal de Prévorst).
Mme Marie Nicthammer, fille de Kerner, a écrit une biographie de son père dans laquelle elle combat l’opinion de ceux qui, ne l’ayant jamais vu, voulaient en faire, dans l’intérêt de leurs théories matérialistes, un visionnaire, un mélancolique se perdant dans les nuages du mysticisme, tandis qu’il était au contraire d’un naturel jovial, très bon mais très positif et fort éloigné, aussi bien par ses dispositions naturelles que par ses études médicales, de la croyance aux esprits[10].
« Ceux qui croient, dit-elle, que mon père a procédé à des expériences sur ce terrain d’une manière fantaisiste et s’est emballé ou a emballé les autres dans ce sens, sont gravement dans l’erreur. Ce sont des faits nets qu’il a décrits, et qui furent observés d’un œil clair, non seulement par lui, mais par des hommes de tout âge et de tout état. Combien de personnes, éloignées de toute croyance en général, vinrent avec la ferme décision de ne rien croire et d’aller au fond des choses, et se retirèrent ébranlées par cette faible femme, après avoir été obligées de constater des faits indiscutables que, malgré leurs investigations froides et réfléchies, elles n’avaient pas réussi à expliquer. Et pourtant la plupart des contemporains de Kerner ont considéré son côté mystique comme quelque chose de mal ; ce sera probablement longtemps encore l’opinion dominante, suivant le pronostique qu’en a porté Kerner lui-même dans ces vers :
     
          Mon nom s’oubliera comme poète :
          On m’oubliera aussi comme médecin.
          Mais quand on parlera d’esprits,
          On pensera longtemps à moi… et pour crier très fort. »

Malgré ces polémiques, Kerner vécut longtemps heureux à Weinsberg, où il s’était bâti une demeure charmante, sur les flancs de la colline du vieux burg, partageant son temps entre les devoirs professionnels et la poésie[11].
Par un contraste qu’on a souvent observé, c’est la note mélancolique qui domine dans les œuvres de cet écrivain dont le caractère était d’ordinaire gai et enjoué.
Voici comme exemple, la traduction de deux de ses petits poèmes si populaires dans toute l’Allemagne :

 

Les deux cercueils

Deux cercueils sont là-haut, dans la vieille cathédrale. Dans l’un est couché le roi Othar ; dans le second repose le chanteur.
Naguère le roi était assis, puissant, sur un trône élevé, l’épée est encore à son côté ; la couronne sur sa tête.
Auprès du roi si fier est aujourd’hui étendu le doux chanteur ; dans sa main est encore la pieuse harpe.
Voilà que, tout à l’entour, s’écroulent les forteresses ; à travers le pays retentit l’appel aux armes. Mais, plus jamais les mains du roi ne brandiront l’épée.
Quand le parfum des fleurs et les doux zéphyrs se répandent dans la vallée, la harpe du poète résonne harmonieusement dans un chant éternel.

Le voyageur dans la scierie

Là-bas, dans la scierie, j’étais assis dans un doux repos. Je contemplais le mouvement des eaux, le jeu des roues.
Je regardais la scie brillante, traçant de longs sillons dans un sapin. Peu à peu, j’entrai comme dans un rêve.
Le sapin sembla s’animer sous l’action d’une mélodie funèbre, et, tremblant dans toutes ses fibres, il chanta ces mots ;
« Tu arrives à propos, ô voyageur ; c’est pour toi que la blessure pénètre jusqu’à mon cœur.
« C’est pour toi que bientôt ce bois deviendra, au sein de la terre, un cercueil pour un long repos après un court voyage. »
Je vis tomber quatre planches. Mon cœur se serra. Je voulus parler ; mais déjà la roue ne tournait plus.

En 1851, une grave maladie d’yeux le força de se démettre de ses fonctions de médecin du gouvernement. Le roi de Wurtemberg lui accorda une pension de 300 florins, à laquelle vint bientôt s’adjoindre une pension de 400 florins, servie par le roi de Bavière.
Trois ans plus tard, le 16 avril 1854, il perdait, après une courte maladie, sa femme Frédérique, qui avait été pendant quarante ans la compagne intelligente et dévouée de sa vie.
A partir de ce moment, Kerner désira aussi la mort. Sa vue s’affaiblissant de plus en plus, il se cloîtra dans sa chambre, où il continua à recevoir ses amis avec la même cordialité, son esprit restant tout aussi vif, malgré que son corps fût devenu débile. Le 22 février 1862, il fut enlevé par une grippe. On l’inhuma dans le cimetière de Weinsberg, à côté de sa femme, sous une dalle portant selon son désir ces simples mots :
Frédérique Kerner et son Justinus.

Plus tard, les admirateurs de Kerner lui ont érigé à Weinsberg, un monument sur lequel a été sculpté le médaillon que nous reproduisons ici.
Albert de Rochas

[1] Notice biographique placée en tête de la cinquième édition allemande de la Voyante de Prévorst.

[2] Uhland, né à Tubingue en 1787, mort dans la même ville, se signala comme magistrat, comme professeur de littérature et enfin comme député du Wurtemberg, mais c’est comme poète que son nom survivra. Il débuta dans cette voie en 1812 par la fondation à Tubingue, avec son ami Kerner de l’Almanach Poétique.

[3](Schwab, né à Stuttgart en 1792, mort en 1847, occupa la chaire de littérature ancienne dans sa ville natale ; on lui doit de nombreuses poésies et il traduisit en allemand les Méditations de Lamartine.

[4]Esquisses de voyage du fantasque Lux.

[5] Dans ce parc, il fit placer une pierre taillée avec cette inscription dédiée à sa femme :
 Ma femme ne m’a pas porté,
Elle m’a supporté :
C’était un fardeau plus lourd
Que je ne puis le dire.

[6]La Voyante du Prévorst - trad. Franç. P. 21.

[7] Le 2 mai 1829, Mme Hauffe quitta Weinsberg pour retourner à Lowenstein où elle était née et où elle mourut, le 5 août de la même année. Le docteur Hoff fut chargé de faire l’autopsie du cadavre, il trouva le cerveau si admirablement beau et bien formé qu’il déclara n’en avoir jamais trouvé d’aussi sain et d’aussi développé. Quelques instants avant sa mort, la voyante avait composé les vers suivants :
« Adieu ! mes chers amis ; Adieu. Merci pour votre affection et les secours prodigués pendant cette triste vie qui va finir ! Adieu ! Adieu !
Vous appellerai-je amis, vous qui en vue des fins les plus sages avez été envoyés pour augmenter mes peines ? Oui, vous êtes amis, autant que les autres. Adieu ! Adieu !
Adieu ! vous tous que j’aime ! Tandis que mon esprit plane au-dessus, mon corps reste là comme le témoin de ma vie de misères. Adieu ! Adieu !
Ne vous chagrinez pas de ce que je suis arrivée au repos. Adieu ! Tous ceux que j’ai le mieux aimés ! Bientôt nous serons réunis au lieu où les chagrins et les peines sont inconnus ! Adieu ! Adieu !"

[8]La voyante écrivait souvent des poésies. Voici un nouveau spécimen de ses vers qui m’a été communiqué par le baron Karl du Prel.  « O Dieu ! toi seul connaît mon cœur ; tu sais si je mens et si les secrets que je dévoile sont vrais ou s’ils sont formés de mensonges.  « Hélas ! quoique je tienne de toi le terrible pouvoir de dévoiler les secrets de la tombe, c’est avec bonheur que je renoncerais à ce don et que je fermerais mes yeux sur la vie intérieure ; mais que ta volonté s’exécute et non la mienne. »

[9] Né à Neuemburg en 1768, il est mort en 1854. Elève de Kant et de Schilling, il avait spécialement étudié les phénomènes magnétiques pendant qu’il exerçait la médecine, de 1800 à 1812. Quelque temps après avoir abandonné la pratique de cet art, pour occuper la chaire de philosophie à l’université de Tubingue, il avait composé un livre publié en 1816 sous le titre : Essai d’une explication de la magie apparente du magnétisme au moyen des lois physiologiques et psychiques. En 1830 il publia, dans la même ville : Des mystères de la vie intérieure expliqués par l’histoire de la voyante de Prévorst.

[10] Le dictionnaire de Larousse est lui-même forcé d’en convenir, mais il y met des restrictions, comme on peut en juger par l’extrait suivant : « Kerner était un homme d’un caractère profondément aimable, doux et rêveur. Une teinte mélancolique assez prononcée n’excluait pas chez lui une certaine gaieté. Le traitement magnétique, auquel il avait été soumis dans sa jeunesse, lui avait laissé une espèce de surexcitation du cerveau ; il était devenu superstitieux ; il croyait aux esprits, au merveilleux. Il avait même fait des recherches sur ces questions et avait publié des observations ou des récits, qui avaient une forte teinte fantastique. Tels étaient les ouvrages intitulés : Histoires de deux somnambules - Carlsruhe, 1824 ; La visionnaire de Prévorst  - Stuttgart, 1829,2 vol ; Histoire de quelques possédés de notre époque, 1834 ; Phénomènes du domaine nocturne de la nature, 1836 ; De la possession, mal démoniaque magnétique, 1836. Quant aux feuilles de Prévorst, c’est un recueil d’observations philosophico-scientifiques, publiées en collaboration avec Eschenmayer - Carlsruhe 1831-1834, 5 vol.) »

[11]Ses principales œuvres littéraires, en dehors de celles que nous avons déjà citées, sont : Gedichte, Poésies - Stuttgart, 1826 ; Der letzte Blütenstrauss, le dernier bouquet de fleurs - Stuttgart et Tubingue, 1853 ; Die Bestuernung der Stadt Weinsberg im Jahre, le siège de la ville de Weinsberg en 1525 - Heidelberg, 1848 ; Bilderbuch aus meiner Knabenzeit, Souvenirs de ma jeunesse- Brunswick, 1839.

 

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