Le Centre Spirite Lyonnais Allan Kardec


ALLAN KARDEC

(1804-1869)

 

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

Bien des personnes qui s’intéressent au Spiritisme témoignent souvent le regret de n’avoir qu’une connaissance très imparfaite de la biographie d’Allan Kardec et de ne savoir où trouver, sur celui que nous appelons le Maître, les renseignements qu’elles désireraient connaître. Puisque c’est pour honorer Allan Kardec et fêter sa mémoire que nous sommes aujourd’hui réunis, puisqu’un même sentiment de vénération et de reconnaissance fait vibrer tous nos cœurs à l’égard du Fondateur de la philosophie spirite, permettez-moi, pour essayer de répondre à un si légitime désir, de vous entretenir quelques instants de ce Maître aimé, dont les travaux sont universellement connus et appréciés, et dont la vie intime, l’existence laborieuse sont à peine soupçonnées.

S’il a été facile, à tous les chercheurs consciencieux, de se rendre compte de la haute valeur et de la grande portée de l’œuvre d’Allan Kardec par la lecture attentive de ses ouvrages, les éléments faisant défaut jusqu’à ce jour, bien peu ont pu pénétrer dans la vie de l’homme privé, et le suivre pas à pas dans l’accomplissement de sa tâche si grande, si glorieuse et si bien remplie. Non seulement la biographie d’Allan Kardec est peu connue, mais elle est encore à écrire. L’envie et la jalousie ont semé sur elle les erreurs les plus manifestes, les calomnies les plus grossières, les plus éhontées. Je vais donc essayer de vous montrer, sous un jour plus vrai, le Grand Initiateur dont nous sommes fiers d’être les disciples.

Vous savez tous que notre ville peut s’honorer, à juste titre, d’avoir vu naître dans ses murs ce penseur hardi autant que méthodique ; ce philosophe sage, clairvoyant et profond, ce travailleur obstiné, dont le labeur a ébranlé l’édifice religieux du vieux monde, et préparé les nouvelles assises devant servir de base à l’évolution et à la rénovation de notre société caduque, en la poussant vers un idéal plus sain, plus élevé, vers un avancement intellectuel et moral assuré. C’est à Lyon, en effet, que le 3 octobre 1804 est né d’une vieille famille lyonnaise du nom de Rivail celui qui devait plus tard illustrer le nom d’Allan Kardec et lui acquérir tant de droits à notre profonde sympathie, à notre filiale reconnaissance.

Voici à ce sujet un document positif et officiel : « Le 12 vendémiaire de l’an XIII, acte de naissance de Denizard-Hippolyte-Léon Rivail, né hier soir à 7 heures, fils de Jean-Baptiste-Antoine Rivail, homme de loi, juge, et de Jeanne Duhamel, son épouse, demeurant à Lyon, rue Sala, 76[1]. Le sexe de l’enfant a été reconnu masculin. Témoins majeurs : Syriaque-Frédéric Dittmar, directeur de l’établissement des eaux minérales de la rue Sala, et Jean-François Targe, même rue Sala, sur la réquisition du médecin Pierre Radamel, rue Saint-Dominique n° 78. Lecture faite, les témoins ont signé, ainsi que le Maire de la division du Midi. »

Le président du Tribunal, signé : Mathiou

Pour extrait conforme : Le Greffier du Tribunal, signé : Malhuin

Le jeune Rivail fut baptisé le 15 juin de l’année suivante, comme en fait foi l’extrait suivant, dont M. Leymarie a bien voulu nous donner l’original : «Extrait des Registres de Baptême de la paroisse de Saint-Denis en Bresse[2], diocèse de Lyon. Le quinze du mois de juin de l’année mil huit cent cinq a été baptisé en cette paroisse Hippolyte Léon Denizard né à Lyon, le trois octobre mil huit cent quatre, fils de Jean-Baptiste Antoine Rivail, homme de loi et de Jeanne Louise Duhamel, parrain Pierre Louis Perrin, marraine Suzanne Gabrielle Marie Vemier demeurant en la ville de Bourg. Signé Barthe curé, pour copie conforme délivrée le vingt-huit octobre mil huit cent treize.» Signé : Chassin, curé[3].

 

Le futur fondateur du Spiritisme reçut dès son berceau un nom aimé et respecté et tout un passé de vertus, d’honneur, de probité ; bon nombre de ses ancêtres s’étaient distingués dans le barreau et la magistrature, par leur talent, leur savoir et leur scrupuleuse probité. Il semblait que le jeune Rivail devait rêver, lui aussi, des lauriers et des gloires de sa famille. Il n’en fut rien, car dès sa première jeunesse il se sentit attiré vers les sciences et la philosophie.

Rivail Denizard fit à Lyon ses premières études, il compléta ensuite son bagage scolaire à Yverdun (Suisse) auprès du célèbre professeur Pestalozzi, dont il devint bientôt un des disciples les plus éminents et le collaborateur intelligent et dévoué. Il s’était adonné, de tout cœur, à la propagation du système d’éducation, qui eut une si grande influence sur la réforme des études en France et en Allemagne. Dès l’âge de 14 ans il expliquait à ses petits camarades, moins avancés que lui, les leçons du maître, lorsque ceux-ci ne les avaient pas comprises alors que son intelligence, si ouverte et si active, les lui avait fait saisir au premier énoncé. C’est à cette école que se sont développées les idées qui devaient plus tard faire de lui un observateur attentif, méticuleux, un penseur prudent et profond. Les ennuis qu’il éprouva, au début, lui catholique en pays protestant, le portèrent, de bonne heure, à aimer la tolérance, et firent de lui un véritable homme du progrès, un libre penseur avisé, voulant comprendre d’abord, avant de croire ce qu’on lui enseignait.

Très souvent, alors que Pestalozzi était appelé par les gouvernements, un peu de tous côtés, pour fonder des instituts semblables à celui d’Yverdun, il confia à Denizard Rivail le soin de le remplacer dans la direction de son école ; l’élève devenu maître avait d’ailleurs, avec les droits les plus légitimes, les capacités voulues pour mener à bien la tâche qui lui était confiée. Il était bachelier ès-lettres et ès-sciences, docteur en médecine ayant fait toutes ses études médicales et présenté brillamment sa thèse[4] ; linguiste distingué, il connaissait à fond et parlait couramment l’allemand et l’anglais; il connaissait aussi le hollandais et pouvait facilement s’exprimer dans cette langue. Denizard Rivail était un grand et beau garçon, aux manières distinguées, d’humeur gaie dans l’intimité, bon et serviable. La conscription l’ayant pris pour le service militaire, il se fit exempter et deux ans après vint à Paris pour fonder, 35, rue de Sèvres, un établissement semblable à celui d’Yverdun. Pour cette entreprise, il s’était associé avec un de ses oncles, frère de sa mère, qui était son bailleur de fonds.

Dans le monde des lettres et de l’enseignement qu’il fréquentait à Paris, Denizard Rivail rencontra Mlle Amélie Boudet, qui était institutrice avec diplôme de 1ère classe. Petite, très bien faite cependant, gentille et gracieuse, riche par ses parents et fille unique, intelligente et vive, par son sourire et ses qualités elle sut se faire remarquer de M. Rivail en qui elle devina, sous l’homme aimable à la gaieté franche et communicative, le penseur savant et profond alliant une grande dignité au meilleur savoir-vivre. L’état civil nous apprend que : « Amélie Gabrielle Boudet, fille de Julien-Louis Boudet, propriétaire et ancien notaire, et de Julie Louise Seigneat de Lacombe, est née à Thiais (Seine) le 2 frimaire an IV (23 novembre 1795). » Mademoiselle Amélie Boudet avait donc neuf ans de plus que M. Rivail, mais en apparence elle en avait dix de moins lorsque le 6 février 1832, à Paris fut établi le contrat de mariage de Hippolyte-Léon Denizard Rivail, chef de l’Institut technique, rue de Sèvres (Méthode de Pestalozzi), fils de Jean-Baptiste Antoine et de dame Jeanne Duhamel, domiciliés à Château-du-Loir, avec Amélie-Gabrielle Boudet, fille de Julien-Louis et de dame Julie-Louise Seigneat de Lacombe, domiciliés à Paris, 35, rue de Sèvres.

L’associé de M. Rivail avait la passion du jeu ; il ruina son neveu en perdant de grosses sommes à Spa et à Aix-la-Chapelle. M. Rivail demanda la liquidation de l’Institut, et il revint 45 000 fr à chacun d’eux au partage. Cette somme fut placée par M. et Mme Rivail chez un de leurs amis intimes, négociant, qui fit de mauvaises affaires et dont la faillite ne laissa rien aux créanciers. Loin de se décourager par ce double revers, M. Rivail se mit courageusement à l’ouvrage ; il trouva et put tenir trois comptabilités qui lui rapportaient environ 7 000 fr par an, et, sa journée terminée, ce travailleur infatigable faisait le soir, à la veillée, des grammaires, des arithmétiques, des volumes pour les hautes études pédagogiques ; il traduisait des ouvrages anglais et allemands et préparait tous les cours de Levy-Alvarès suivis par des élèves des deux sexes du faubourg Saint-Germain. Il organisa aussi chez lui, rue de Sèvres, des cours gratuits de chimie, de physique, d’astronomie, d’anatomie comparée, qui étaient très suivis, de 1835 à 1840. Voilà l’homme que le serpent de la calomnie a cherché par mille moyens à salir de sa bave ; voilà celui qu’un dramaturge d’une jalousie féroce a voulu faire passer pour avoir été le directeur d’un théâtre à femmes ? En fait de théâtre, voici celui sur lequel agissait M. Léon Rivail. Membre de plusieurs sociétés savantes, notamment de l’académie royale d’Arras, il fut couronné, au concours de 1831, pour un mémoire remarquable ayant pour thème : « Quel est le système d’étude le plus en harmonie avec les besoins de l’époque ? »

Parmi ses nombreux ouvrages, il convient de citer par ordre chronologique : Plan proposé pour l’amélioration de l’instruction publique en 1828 ; en 1829, d’après la méthode de Pestalozzi, il publiait, à l’usage des mères de famille et des professeurs : Cours pratique et théorique d’arithmétique; en 1831, il fit paraître la Grammaire française classique ; en 1846, Manuel des examens pour les brevets de capacité : solutions raisonnées des questions et problèmes d’arithmétique et de géométrie; en 1848 fut publié le Catéchisme grammatical de la langue française ; enfin, en 1849, nous trouvons M. Rivail, professeur au Lycée Polymathique où il fait des cours de physiologie, d’astronomie, de chimie, de physique. Dans un ouvrage très estimé, il résume ses cours, puis il édite : Dictées normales des examens de l’Hôtel de Ville et de la Sorbonne ; Dictées spéciales sur les difficultés orthographiques. Voilà ce qu’il a produit ; combien des folliculaires masqués qui ont osé attaquer ce grand travailleur pourraient en montrer autant ? Ces divers ouvrages ayant été adoptés par l’Université de France et se vendant grandement, M. Rivail put se constituer, grâce à eux et son labeur opiniâtre, une modeste aisance. Comme on peut en juger par ce trop rapide aperçu, M. Rivail était admirablement préparé pour la rude tâche qu’il allait avoir à remplir et faire triompher. Son nom était connu et respecté, ses travaux justement appréciés, bien avant même qu’il immortalisât celui d’Allan Kardec.

Poursuivant sa carrière pédagogique, M. Rivail eût pu vivre heureux, honoré et tranquille, sa fortune étant reconstituée par son labeur acharné et le brillant succès qui avait couronné ses efforts, mais sa mission l’appelait à une tâche plus lourde, à une œuvre plus grande et, comme nous aurons souvent l’occasion de le constater, il se montra toujours à la hauteur de la mission glorieuse qui lui était réservée. Ses instincts, ses aspirations eussent poussé M. Rivail vers le mysticisme, mais son éducation, son jugement sain, son observation méthodique le tinrent également à l’abri des emballements irraisonnés et des négations non justifiées.

 

De bonne heure il s’occupa des phénomènes du Magnétisme ; il avait tout au plus 19 ans lorsque, vers 1823, il se sentit poussé à étudier les phases du somnambulisme dont les mystères troublants étaient pour lui du plus haut intérêt. C’est donc en parfaite connaissance de cause qu’il écrira un jour dans sa Revue Spirite de mars 1858, page 92 : «Le Magnétisme a préparé les voies du Spiritisme, et les rapides progrès de cette dernière doctrine sont incontestablement dus à la vulgarisation des idées sur la première. Des phénomènes du magnétisme, du somnambulisme et de l’extase aux manifestations spirites, il n’y a qu’un pas ; leur connexion est telle, qu’il est pour ainsi dire impossible de parler de l’un sans parler de l’autre. Si nous devions rester en dehors de la science magnétique, notre cadre serait incomplet, et l’on pourrait nous comparer à un professeur de physique qui s’abstiendrait de parler de la lumière. Toutefois, comme le magnétisme a déjà parmi nous des organes spéciaux justement accrédités, il deviendrait superflu de nous appesantir sur un sujet traité avec la supériorité du talent et de l’expérience ; nous n’en parlerons donc qu’accessoirement, mais suffisamment pour montrer les rapports intimes de deux sciences qui, en réalité, n’en font qu’une. »

Mais n’anticipons pas ; nous n’en sommes pas encore là. Allan Kardec n’a pas encore trouvé la voie qui le conduira a l’immortalité. Ce fut en 1854 que M. Rivail entendit parler pour la première fois des tables tournantes, d’abord par M. Fortier, magnétiseur, avec lequel il était en relation pour ses études sur le magnétisme. M. Fortier lui dit un jour : « Voici qui est bien plus extraordinaire, non seulement on fait tourner une table en la magnétisant, mais on la fait parler ; on l’interroge et elle répond ». « Ceci, répliqua M. Rivail, est une autre question : j’y croirai quand je le verrai, et quand on m’aura prouvé qu’une table a un cerveau pour penser, des nerfs pour sentir, et qu’elle peut devenir somnambule ; jusque-là, permettez-moi de n’y voir qu’un conte à dormir debout. »

Tel était au début l’état d’esprit de M. Rivail, tel nous le retrouverons souvent, ne niant rien de parti pris, mais demandant des preuves et voulant voir et observer pour croire ; tels devons-nous nous montrer toujours dans l’étude si captivante des manifestations de l’au-delà. Jusqu’à présent, nous n’avons eu à nous occuper que de M. Rivail, professeur émérite, auteur pédagogique renommé ; mais, à cette époque de sa vie, de 1854 à 1856, un nouvel horizon s’ouvre pour ce penseur profond, pour cet observateur sagace ; alors le nom de Rivail rentre dans l’ombre pour faire place à celui d’Allan Kardec que la renommée portera sur tous les coins du globe, que rediront tous les échos et que chérissent tous nos cœurs.

Voici comment Allan Kardec nous apprend ses doutes, ses hésitations et aussi sa première initiation : « J’en étais donc à la période d’un fait inexpliqué en apparence, contraire aux lois de la nature, et que ma raison repoussait. Je n’avais encore rien vu ni rien observé ; les expériences faites en présence de personnes honorables et dignes de foi me confirmaient dans la possibilité de l’effet purement matériel, mais l’idée d’une table parlante n’entrait pas encore dans mon cerveau. L’année suivante, c’était au commencement de 1855, je rencontrai M. Carlotti, un ami de vingt cinq ans, qui m’entretint de ces phénomènes pendant plus d’une heure avec l’enthousiasme qu’il apportait à toutes les idées nouvelles. M. Carlotti était Corse, d’une nature ardente et énergique ; j’avais toujours estimé en lui les qualités qui distinguent une grande et belle âme, mais je me défiais de son exaltation. Le premier il me parla de l’intervention des Esprits, et il augmenta mes doutes. Vous serez un jour des nôtres, me dit-il. Je ne dis pas non, lui répondis-je ; nous verrons cela plus tard.

A quelque temps de là, vers le mois de mai 1855, je me trouvai chez la somnambule Mme Roger, avec M. Fortier, son magnétiseur ; j’y rencontrai M. Pâtier et Mme Plainemaison, qui me parlèrent de ces phénomènes dans le même sens que M. Carlotti, mais sur un tout autre ton. M. Pâtier était un fonctionnaire public, d’un certain âge, homme très instruit, d’un caractère grave, froid et calme; son langage, posé, exempt de tout enthousiasme, fit sur moi une vive impression, et, quand il m’offrit d’assister aux expériences qui avaient lieu chez Mme Plainemaison, rue Grange-Batelière n° 18, j’acceptai avec empressement. Rendez-vous fut pris pour le mardi[5] mai à huit heures du soir. Ce fut là, pour la première fois, que je fus témoin du phénomène des tables tournantes, sautantes et courantes, et cela dans des conditions telles que le doute n’était pas possible.

J’y vis aussi quelques essais très imparfaits d’écriture médianimique sur une ardoise à l’aide d’une corbeille. Mes idées étaient loin d’être arrêtées, mais il y avait là un fait qui devait avoir une cause. J’entrevis, sous ces futilités apparentes et l’espèce de jeu que l’on faisait de ces phénomènes, quelque chose de sérieux et comme la révélation d’une nouvelle loi que je me promis d’approfondir. L’occasion s’offrît bientôt d’observer plus attentivement que je n’avais pu le faire. A l’une des soirées de Mme Plainemaison, je fis connaissance de la famille Baudin, qui demeurait alors rue Rochechouart. M. Baudin m’offrit d’assister aux séances hebdomadaires qui avaient lieu chez lui, et auxquelles je fus, dès ce moment, très assidu. C’est là que je fis mes premières études sérieuses en Spiritisme, moins encore par révélations que par observations. J’appliquai à cette nouvelle science, comme je l’avais fait jusqu’alors, la méthode de l’expérimentation ; je ne fis jamais de théories préconçues : j’observais attentivement, je comparais, je déduisais les conséquences : des effets je cherchais à remonter aux causes par la déduction, l’enchaînement logique des faits, n’admettant une explication comme valable que lorsqu’elle pouvait résoudre toutes les difficultés de la question. C’est ainsi que j’ai toujours procédé dans mes travaux antérieurs depuis l’âge de quinze ou seize ans. je compris tout d’abord la gravité de l’exploration que j’allais entreprendre ; j’entrevis dans ces phénomènes la clef du problème si obscur et si controversé du passé et de l’avenir de l’humanité, la solution de ce que j’avais cherché toute ma vie : c’était, en un mot, toute une révolution dans les idées et dans les croyances ; il fallait donc agir avec circonspection, et non légèrement ; être positiviste et non idéaliste, pour ne pas se laisser aller aux illusions.

Un des premiers résultats de mes observations fut que les Esprits, n’étant autres que les âmes des hommes, n’avaient ni la souveraine sagesse ni la souveraine science ; que leur savoir était borné au degré de leur avancement, et que leur opinion n’avait que la valeur d’une opinion personnelle. Cette vérité, reconnue dès le principe, me préserva du grave écueil de croire à leur infaillibilité, et m’empêcha de formuler des théories prématurées sur le dire d’un seul ou de quelques-uns. Le seul fait de la communication avec les Esprits, quoi qu’ils puissent dire, prouvait l’existence d’un monde invisible ambiant ; C’était déjà un point capital, un champ immense ouvert à nos explorations, la clef d’une foule de phénomènes inexpliqués ; le second point, non moins important, était de connaître l’état de ce monde, ses mœurs, si l’on peut s’exprimer ainsi ; je vis bientôt que chaque Esprit, en raison de sa position personnelle et de ses connaissances, m’en dévoilait une phase, absolument comme on arrive à connaître l’état d’un pays en interrogeant les habitants de toutes les classes et de toutes les conditions, chacun pouvant nous apprendre quelque chose, et aucun, individuellement, ne pouvant nous apprendre tout ; c’est à l’observateur de former l’ensemble à l’aide des documents recueillis de différents côtés, collationnés, coordonnés et contrôlés les uns par les autres. J’agis donc avec les Esprits, comme je l’aurais fait avec des hommes ; ils furent pour moi, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, des moyens de me renseigner et non des révélateurs prédestinés. »

A ces renseignements puisés dans les Œuvres posthumes d’Allan Kardec, il convient d’ajouter qu’au début M. Rivail, loin d’être un enthousiaste de ces manifestations et absorbé par ses autres occupations, fut sur le point de les abandonner, ce qu’il eût fait peut-être sans les pressantes sollicitations de MM. Carlotti, René Taillandier, membre de l’Académie des sciences, Tiedeman-Manthèse, Sardou Père et fils, Didier, éditeur, qui suivaient depuis cinq ans l’étude de ces phénomènes et avaient réuni cinquante cahiers de communications diverses qu’ils ne parvenaient pas à mettre en ordre. Connaissant les vastes et rares aptitudes à synthétiser de M. Rivail, ces Messieurs lui remirent les cahiers en lui demandant d’en prendre connaissance et de les mettre au point. Ce travail était ardu et exigeait beaucoup de temps, en raison des lacunes et des obscurités de ces communications, et le savant encyclopédiste se refusait à cette tâche ennuyeuse et absorbante en raison de ses autres travaux.

Un soir, son Esprit protecteur Z lui donna par un médium une communication toute personnelle, dans laquelle il lui disait, entre autres choses, l’avoir connu dans une précédente existence, alors qu’au temps des Druides ils vivaient ensemble dans les Gaules ; il s’appelait alors Allan Kardec, et, comme l’amitié qu’il avait eue pour lui n’avait fait que s’accroître, il lui promettait de le seconder dans la tâche très importante pour laquelle on le sollicitait et dont il viendrait facilement à bout. M. Rivail se mit donc à l’œuvre ; il prit les cahiers, les annota avec soin, après une lecture attentive, écarta les redites et mit à leur rang chaque dictée, chaque rapport de séance ; il signala les lacunes à combler, les obscurités à éclaircir, prépara les demandes voulues pour arriver à ce résultat.

« Jusqu’alors, dit-il lui-même, les séances chez M. Baudin n’avaient aucun but déterminé ; j’entrepris d’y faire résoudre les problèmes qui m’intéressaient au point de vue de la philosophie, de la psychologie et de la nature du monde invisible ; j’arrivais à chaque séance avec une série de questions préparées et méthodiquement arrangées ; il y était toujours répondu avec précision, profondeur et d’une façon logique. Dès ce moment, les réunions eurent un tout autre caractère ; parmi les assistants se trouvaient des personnes sérieuses qui y prirent un vif intérêt, et s’il m’arrivait d’y manquer, on était comme désœuvré, les questions futiles avaient perdu leur attrait pour le plus grand nombre. Je n’avais d’abord en vue que ma propre instruction ; plus tard, quand je vis que tout cela formait un ensemble et prenait les proportions d’une doctrine, j’eus la pensée de les publier pour l’instruction de tout le monde. Ce sont ces mêmes questions qui, successivement développées et complétées, ont fait la base du Livre des Esprits. »

En 1856, M. Rivail suivit les réunions spirites qui se tenaient rue Tiquetonne, chez M. Roustan, avec Mlle Japhet, somnambule, qui obtenait comme médium des communications très intéressantes à l’aide de la corbeille à bec ; il fit contrôler par ce médium les communications obtenues et mises en ordre précédemment. Ce travail eut d’abord lieu aux séances ordinaires ; mais sur la demande des Esprits, et pour qu’il fût apporté plus de soins, plus d’attention à ce contrôle, il fut poursuivi dans des séances particulières. « Je ne me contentai pas de cette vérification, dit encore Allan Kardec, les Esprits m’en avaient fait la recommandation. Les circonstances m’ayant mis en rapport avec d’autres médiums, chaque fois que l’occasion se présentait, j’en profitais pour proposer quelques-unes des questions qui me semblaient les plus épineuses. C’est ainsi que plus de dix médiums ont prêté leur assistance pour ce travail. C’est de la comparaison et de la fusion de toutes ces réponses, coordonnées, classées et maintes fois remaniées dans le silence de la méditation, que je formai la première édition du Livre des Esprits, qui parut le 18 avril 1857. »

Sous format d’un grand in-4° en deux colonnes, une pour les demandes, une en regard pour les réponses ; l’auteur, au moment de le publier, fut très embarrassé pour savoir comment il le signerait, soit de son nom Denizard-Hippolyte-Léon Rivail, ou sous un pseudonyme. Son nom étant très connu du monde scientifique en raison de ses travaux antérieurs et pouvant amener une confusion, peut-être même nuire au succès de son entreprise, il adopta le parti de le signer du nom d’Allan Kardec que, lui avait révélé son guide, il portait au temps des Druides. L’ouvrage eut un tel succès que la première édition fut bientôt épuisée. Allan Kardec le réédita en 1858 sous la forme actuelle, in-12, revu, corrigé et considérablement augmenté[6].

 

Le 25 mars 1856, Allan Kardec était dans son cabinet de travail en train de compulser ses communications et de préparer le Livre des Esprits, lorsqu’il entendit des coups répétés se produire contre la cloison; il en chercha la cause sans la découvrir, puis il se remit à l’ouvrage. Sa femme, entrant vers 10 heures, entendit les mêmes bruits ; ils cherchèrent, mais sans succès, d’où ils pouvaient bien provenir. M. et Mme Kardec demeuraient alors rue des Martyrs, n° 8, au deuxième étage, au fond de la cour. « Le lendemain étant un jour de séance chez M. Baudin, écrit Allan Kardec, je racontai le fait, et en demandai l’explication:

Dem. : Vous avez entendu le fait que je viens de citer ; pourriez-vous me dire la cause de ces coups, qui se sont fait entendre avec tant de persistance ?

Rép. : C’était ton Esprit familier.

Dem. : Dans quel but venait-il frapper ainsi ?

Rép. : Il voulait se communiquer à toi.

Dem. : Pourriez-vous me dire qui il est et ce qu’il me voulait ?

Rép. : Tu peux le lui demander à lui-même, car il est ici.

Dem. : Mon Esprit familier, qui que vous soyez, je vous remercie d’être venu me visiter; voudriez-vous me dire qui vous êtes ?

Rép. : Pour toi, je m’appellerai la Vérité, et tous les mois, ici, pendant un quart d’heure, je serai à ta disposition.

Dem. : Hier, quand vous avez frappé pendant que je travaillais, aviez-vous quelque chose de particulier à me dire ?

Rép. : Ce que j’avais à te dire était sur le travail que tu faisais ; ce que tu écrivais me déplaisait et je voulais te faire cesser.

Remarque : Ce que j’écrivais était précisément relatif aux études que je faisais sur les Esprits et leurs manifestations.

Dem. : Votre désapprobation portait-elle sur le chapitre que j’écrivais ou sur l’ensemble du travail ?

Rép. : Sur le chapitre d’hier je t’en fais juge ; relis-le ce soir, tu reconnaîtras tes fautes et tu les corrigeras.

Dem. : Je n’étais pas moi-même très satisfait de ce chapitre, et je l’ai refait aujourd’hui ; est-ce mieux ?

Rép. : C’est mieux, mais pas assez bien. Lis de la troisième à la trentième ligne, et tu reconnaîtras une grave erreur.

Dem. : J’ai déchiré ce que j’avais fait hier !

Rép. : Cette déchirure n’empêche pas la faute de subsister relis et tu verras.

Dem. : Le nom de Vérité que vous prenez, est-il une allusion à la vérité que je cherche ?

Rép. : Peut-être, ou du moins c’est un guide qui te protégera et t’aidera.

Dem. : Puis-je vous évoquer chez moi ?

Rép. : Oui, pour t’assister par la pensée ; mais pour des réponses écrites chez toi, ce n’est pas de longtemps que tu pourras en obtenir.

Dem. : Pourriez-vous venir plus souvent que tous les mois ?

Rép. : Oui, mais je ne promets qu’une fois par mois jusqu’à nouvel ordre.

Dem. : Avez-vous animé quelque personnage connu sur la terre ?

Rép. : je t’ai dit que pour toi j’étais la Vérité ; ce nom pour toi voulait dire discrétion ; tu n’en sauras pas davantage. »

De retour chez lui, Allan Kardec s’empressa de relire ce qu’il avait écrit et put constater la grave erreur qu’en effet il avait commise. Le délai d’un mois fixé entre chaque communication de l’Esprit Vérité fut rarement observé, il se manifesta fréquemment à Allan Kardec, mais non chez lui où, pendant un an environ, il ne put recevoir aucune communication d’aucun médium, et, chaque fois qu’il espérait obtenir quelque chose, il était entravé par une cause quelconque et imprévue qui venait s’y opposer.

 

Ce fut le 30 avril 1856, chez M. Roustan, par Mlle Japhet, médium, qu’Allan Kardec reçut la première révélation de la Mission qu’il avait à remplir ; cet avis, d’abord assez vague, fut précisé le 12 juin 1856 par l’entremise de Mlle Aline C., médium. Le 6 mai 1857, Mme Cardone, par l’inspection des lignes de la main d’Allan Kardec, lui confirma les deux précédentes communications qu’elle ignorait enfin, le 12 avril 1860, chez Dehan, par l’intermédiaire de M. Crozet, médium, cette mission fut à nouveau confirmée dans une communication spontanée, obtenue en l’absence d’Allan Kardec. Il en fut de même au sujet de son pseudonyme de nombreuses communications venues des points les plus divers vinrent contrôler et corroborer la première communication obtenue à cet égard. Pressé par les événements et par les documents qu’il avait en sa possession, Allan Kardec avait, en raison du succès du Livre des Esprits, formé le projet de créer un journal spirite ; il s’était adressé à M. Tiedeman pour lui demander son concours pécuniaire, mais celui-ci n’était pas décidé de prendre part à cette entreprise. Allan Kardec demanda à ses Guides, le 15 novembre 1857, par l’entremise de Mme E. Dufaux, ce qu’il devait faire. Il lui fut répondu de mettre son idée à exécution et de ne s’inquiéter de rien.

« Je me hâtai de rédiger le premier numéro, dit Allan Kardec, et je le fis paraître le 1er janvier 1858, sans en avoir rien dit à personne. Je n’avais pas un seul abonné, et aucun bailleur de fonds. Je le fis donc entièrement à mes risques et périls, et n’eus pas lieu de m’en repentir, car le succès dépassa mon attente. A partir du 1er janvier, les numéros se succédèrent sans interruption et, comme l’avait prévu l’Esprit, ce journal devint pour moi un puissant auxiliaire. Je reconnus plus tard qu’il était heureux pour moi de n’avoir pas eu de bailleur de fonds, car j’étais plus libre, tandis qu’un étranger intéressé aurait pu vouloir m’imposer ses idées et sa volonté, et entraver ma marche ; seul je n’avais de comptes à rendre à personne, quelque lourde que fût ma tâche comme travail. »

Et cette tâche devait aller en augmentant toujours en travail et en responsabilités, en luttes incessantes contre des entraves, des embûches, des périls de toutes sortes ; mais, à mesure que la peine devenait plus grande, la lutte plus âpre, cet énergique travailleur s’élevait aussi à la hauteur des événements qui ne le surprirent jamais, et pendant onze années, dans cette Revue Spirite, que nous venons de voir commencer si modestement, il tint tête à tous les orages, à toutes les compétitions, toutes les jalousies, qui ne lui furent pas épargnées, ainsi qu’il nous l’apprend lui-même, et comme l’annonce lui en avait été faite lorsque sa mission lui fut révélée. Cette communication et les réflexions dont Allan Kardec l’a annotée nous montrent sous un jour peu flatteur la situation à cette époque, mais elles font ressortir aussi la grande valeur du Fondateur du Spiritisme et son mérite d’avoir pu en triompher.

Médium, Mlle Aline C., 12 juin 1856 :

 

Dem. : Quelles sont les causes qui pourraient me faire échouer. Serait-ce l’insuffisance de mes capacités ?

Rép. : Non ; mais la mission des réformateurs est pleine d’écueils et de périls ; la tienne est rude, je t’en préviens, car c’est le monde entier qu’il s’agit de remuer et de transformer. Ne crois pas qu’il te suffise de publier un livre, deux livres, dix livres, et de rester tranquillement chez toi ; non, il te faudra payer de ta personne : tu soulèveras contre toi des haines terribles ; des ennemis acharnés conjureront ta perte ; tu seras en butte à la calomnie, à la trahison même de ceux qui te sembleront les plus dévoués ; tes meilleures instructions seront méconnues et dénaturées ; plus d’une fois tu succomberas sous le poids de la fatigue : en un mot, c’est une lutte presque constante que tu auras à soutenir, et le sacrifice de ton repos, de ta tranquillité, de ta santé, et même de ta vie, car tu ne vivras pas longtemps. Eh bien ! plus d’un recule quand, au lieu d’une route fleurie, il ne trouve sous ses pas que des ronces, des pierres aiguës et des serpents. Pour telles missions, l’intelligence ne suffit pas. Il faut d’abord, pour plaire à Dieu, de l’humilité, de la modestie et du désintéressement, car il abat les orgueilleux, les présomptueux. Pour lutter contre les hommes, il faut du courage, de la persévérance et une fermeté inébranlable ; il faut aussi de la prudence et du tact pour conduire les choses à propos et ne pas en compromettre le succès par des mesures ou des paroles intempestives ; il faut enfin du dévouement, de l’abnégation, et être prêt à tous les sacrifices. Tu vois que ta mission est subordonnée à des conditions qui dépendent de toi. »

 

 ESPRIT VÉRITÉ

 

Remarque (c’est Allan Kardec qui s’exprime ainsi) : « J’écris cette note au 1er janvier 1867, dix ans et demi après que cette communication m’a été donnée, et je constate qu’elle s’est réalisée en tous points, car j’ai éprouvé toutes les vicissitudes qui m’y sont annoncées. J’ai été en butte à la haine d’ennemis acharnés, à l’injure, à la calomnie, à l’envie et à la jalousie ; des libelles infâmes ont été publiés contre moi ; mes meilleures instructions ont été dénaturées ; j’ai été trahi par ceux en qui j’avais mis ma confiance, payé d’ingratitude par ceux à qui j’avais rendu service. La Société de Paris a été un foyer continuel d’intrigues ourdies par ceux qui se disaient pour moi, et qui en me faisant bonne mine par devant, me déchiraient par derrière. Ils ont dit que ceux qui prenaient mon parti étaient soudoyés par moi avec l’argent que je recueillais du Spiritisme. Je n’ai plus connu le repos ; plus d’une fois j’ai succombé sous l’excès du travail, ma santé a été altérée et ma vie compromise. Cependant, grâce à la protection et à l’assistance des bons Esprits qui m’ont sans cesse donné des preuves manifestes de leur sollicitude, je suis heureux de reconnaître que je n’ai pas éprouvé un seul instant de défaillance ni de découragement, et que j’ai constamment poursuivi ma tâche avec la même ardeur, sans me préoccuper de la malveillance dont j’étais l’objet. D’après la communication de l’Esprit Vérité, je devais m’attendre à tout cela, et tout s’est vérifié. »

 

Lorsqu’on connaît toutes ces luttes, toutes les turpitudes auxquelles Allan Kardec fut en butte, combien il grandit à nos yeux et combien son triomphe éclatant acquiert de mérite et de splendeur ! Que sont-ils devenus, ces jaloux, ces pygmées qui cherchaient à lui barrer la route ? Pour la plupart, leur nom est inconnu ou n’éveille plus aucun souvenir ; l’oubli les a repris et pour toujours ensevelis sous ses ombres, tandis que celui d’Allan Kardec, le vaillant lutteur, le pionnier hardi, passera à la postérité avec son auréole de gloire si légitimement acquise. Voici comment Allan Kardec envisageait la lutte pour le triomphe du Spiritisme et comment il voulait, prêchant d’exemple, que les spirites répondent aux attaques des adversaires de la doctrine.

Polémique spirite

R. S. 1858, p. 293 : « On nous a plusieurs fois demandé pourquoi nous ne répondions pas, dans notre journal, aux attaques de certaines feuilles dirigées contre le Spiritisme en général, contre ses partisans, et quelquefois même contre nous. Nous croyons que, dans certains cas, le silence est la meilleure réponse. Il est d’ailleurs un genre de polémique dont nous nous sommes fait une loi de nous abstenir, c’est celle qui peut dégénérer en personnalité ; non seulement elle nous répugne, mais elle nous prendrait un temps que nous pouvons employer plus utilement, et serait fort peu intéressante pour nos lecteurs, qui s’abonnent pour s’instruire et non pour entendre des diatribes plus ou moins spirituelles ; or, une fois engagé dans cette voie, il serait difficile d’en sortir, c’est pourquoi nous préférons ne pas y entrer, et nous pensons que le Spiritisme ne peut qu’y gagner en dignité. Nous n’avons jusqu’a présent qu’à nous applaudir de notre modération ; nous n’en dévierons pas, et ne donnerons jamais satisfaction aux amateurs de scandale... »

R. S. 1858, p. 294 : « Remarquons encore que, parmi les critiques, il y a beaucoup de gens qui parlent sans connaître la chose, sans s’être donné la peine de l’approfondir ; pour leur répondre, il faudrait sans cesse recommencer les explications les plus élémentaires et répéter ce que nous avons écrit, chose que nous croyons inutile. Il n’en est pas de même de ceux qui ont étudié et qui n’ont pas du tout compris, de ceux qui veulent sérieusement s’éclairer, qui soulèvent des objections en connaissance de cause et de bonne foi sur ces terrains nous acceptons la controverse, sans nous flatter de résoudre toutes les difficultés, ce qui serait trop présomptueux. La science Spirite est à son début, et ne nous a pas encore dit tous ses secrets, quelque merveilles qu’elle nous ait dévoilées. Quelle est la science qui n’a pas de faits encore mystérieux et inexpliqués ? Nous confesserons donc sans honte notre insuffisance sur tous les points auxquels il ne nous sera pas possible de répondre. Ainsi, loin de repousser les objections et les questions, nous les sollicitons, pourvu qu’elles ne soient pas oiseuses et ne nous fassent pas perdre notre temps en futilités, parce que ce n’est pas un moyen de s’éclairer. C’est là ce que nous appelons une polémique utile et elle le sera toujours quand elle aura lieu entre gens sérieux qui se respecteront assez pour ne pas s’écarter des convenances. On peut penser différemment et ne s’en estimer pas moins. »

Diatribes

R. S. 1859, p. 67 : « Nous dirons également peu de chose pour ce qui nous touche personnellement ; si ceux qui nous attaquent ostensiblement ou par dessous mains, croient nous troubler, ils perdent leur temps ; s’ils pensent nous barrer le chemin, ils se trompent également, puisque nous ne demandons rien, et n’aspirons à rien qu’à nous rendre utile dans la limite des forces que Dieu nous a données quelque modeste que soit notre position, nous nous contentons de ce qui, pour beaucoup, serait de la médiocrité ; nous n’ambitionnons ni rang, ni fortune, ni honneurs ; nous ne recherchons rien, ni le monde, ni ses plaisirs ; ce que nous ne pouvons avoir ne nous cause aucun regret : nous le voyons avec la plus complète indifférence ; cela n’est pas dans nos goûts, par conséquent, nous ne portons envie à aucun de ceux qui possèdent ces avantages, si avantages il y a, ce qui à nos yeux est une question, car les puériles jouissances de ce monde n’assurent pas une meilleure place dans l’autre, loin de là ; notre vie est toute de labeur et d’étude, consacrant au travail jusqu’aux instants du repos : il n’y a pas là de quoi faire des jaloux. Nous apportons, comme tant d’autres, notre pierre à l’édifice qui s’élève : mais nous rougirions de nous en faire un échelon pour arriver à quoi que ce soit ; que d’autres en apportent plus que nous ; que d’autres travaillent autant que nous et mieux que nous, nous le verrons avec une joie sincère ; ce que nous voulons avant tout, c’est le triomphe de la vérité, de quelque part qu’elle vienne, n’ayant pas la prétention d’avoir seul la lumière ; s’il doit en rejaillir quelque gloire, le champ est ouvert à tout le monde, et nous tendrons la main à tous ceux qui, dans cette rude carrière, nous suivront loyalement, avec abnégation et sans arrière-pensée personnelle.

Nous savions bien qu’en arborant ouvertement le drapeau des idées dont nous nous sommes fait un des propagateurs, en bravant les préjugés, nous nous attirerions des ennemis, toujours prêts à décocher des traits envenimés contre quiconque lève la tête et se met en évidence ; mais il y a cette différence entre eux et nous, c’est que nous ne leur en voulons pas du mal qu’ils cherchent à nous faire, parce que nous faisons la part de la faiblesse humaine, et c’est en cela que nous croyons leur être supérieur ; on s’abaisse par l’envie, la haine, la jalousie et toutes Les mesquines passions ; on s’élève par l’oubli des offenses. C’est là la morale spirite ; ne vaut-elle pas celle des gens qui déchirent leur prochain ? C’est celle que nous ont dictée les Esprits qui nous assistent, et l’on peut juger par là s’ils sont bons ou mauvais. Elle nous montre les choses d’en haut si grandes et celles d’en bas si petites qu’on ne peut que plaindre ceux qui se torturent volontairement pour se donner quelque éphémère satisfaction d’amour-propre. »

 

La Société Parisienne des études spirites avait été fondée le 1er avril 1858. Jusque-là, les réunions avaient eu lieu chez Allan Kardec, rue des Martyrs, avec Mlle E. Dufaux comme principal médium ; son salon pouvait contenir de quinze à vingt personnes, il en réunit bientôt plus de trente. Se trouvant alors trop à l’étroit et ne voulant pas imposer toutes les charges à Allan Kardec, quelques-uns des auditeurs proposèrent de former une société spirite et de louer un local où auraient lieu les réunions. Mais il fallait, pour pouvoir se réunir, se faire reconnaître par la préfecture et y être autorisé. M. Dufaux, qui connaissait personnellement le préfet de police d’alors, se chargea des démarches à cet effet, et, grâce au ministre de l’Intérieur, le général X, qui était favorable aux idées nouvelles, l’autorisation fut obtenue en quinze jours, alors que par la filière ordinaire elle eût demandé des mois sans grande chance d’aboutir. La Société fut alors régulièrement constituée et se réunit tous les mardis dans le local qu’elle avait loué au Palais-Royal, galerie de Valois. Elle y resta un an, du 1er avril 1858 au 1er avril 1859. N’ayant pu y demeurer plus longtemps, elle se réunit tous les vendredis dans un des salons du restaurant Douix, au Palais-Royal, galerie Montpensier, du 1er avril 1859 au 1er avrIl 1860, époque où elle s’installa dans un local à elle, rue et passage Sainte-Anne, 59. Après avoir rendu compte des conditions dans lesquelles la société s’est formée et de la tâche qu’il a eu à remplir, Allan Kardec s’exprime ainsi (Revue Spirite, 1859, p. 169) :

« J’ai apporté dans mes fonctions, que je puis dire laborieuses, toute l’exactitude et tout le dévouement dont j’ai été capable ; au point de vue administratif, je me suis efforcé de maintenir dans les séances un ordre rigoureux, et de leur donner un caractère de gravité sans lequel le prestige d’assemblée sérieuse eût bientôt disparu. Maintenant que ma tâche est terminée et que l’impulsion est donnée, je dois vous faire part de la résolution que j’ai prise de renoncer pour l’avenir à toute espèce de fonction dans la Société, même celle de directeur des études : je n’ambitionne qu’un titre, celui de simple membre titulaire, dont je serai toujours heureux et honoré. Le motif de ma détermination est dans la multiplicité de mes travaux, qui augmentent tous les jours par l’extension de mes relations, car, outre ceux que vous connaissez, j’en prépare d’autres plus considérables, qui exigent de longues et laborieuses études, et n’absorberont pas moins de dix années ; or ceux de la Société ne laissent pas de prendre beaucoup de temps, soit pour la préparation, soit pour la coordination et la mise au net et réclament une assiduité souvent préjudiciable à mes occupations personnelles, et que rend indispensable l’initiative presque exclusive que vous m’avez laissée. C’est à cette cause, Messieurs, que je dois d’avoir si souvent pris la parole, regrettant bien souvent que les membres éminemment éclairés que nous possédons nous privassent de leurs lumières. Depuis longtemps déjà j’avais le désir de me démettre de mes fonctions : je l’ai exprimé d’une manière très explicite en diverses circonstances, soit ici, soit en particulier, à plusieurs de mes collègues, et notamment à M. Ledoyen. Je l’aurais fait plus tôt sans la crainte d’apporter de la perturbation dans la Société : en me retirant au milieu de l’année, on aurait pu croire à une défection, et il ne fallait pas donner cette satisfaction à nos adversaires. J’ai donc accompli ma tâche jusqu’au bout ; mais aujourd’hui que ces motifs n’existent plus, je m’empresse de vous faire part de ma résolution afin de ne point entraver le choix que vous ferez. Il est juste que chacun ait sa part des charges et des honneurs. » Hâtons-nous d’ajouter que cette démission ne fut pas acceptée et qu’Allan Kardec fut réélu à l’unanimité moins une voix et un bulletin blanc. Devant ce témoignage de sympathie, il s’inclina et conserva ses fonctions.

 

En septembre 1860, Allan Kardec fit un voyage de propagande dans notre région ; voici comment il en fait mention à la Société parisienne des études spirites (Revue Spirite, novembre 1860, p. 329) : « M. Allan Kardec rend compte du résultat du voyage qu’il vient de faire dans l’intérêt du Spiritisme, et se félicite de la cordialité de l’accueil qu’il a reçu partout, et notamment à Sens, Mâcon, Lyon, Saint-Étienne. Il a constaté, partout où il s’est arrêté, les progrès considérables de la doctrine; mais ce qui est surtout digne de remarque, c’est que, nulle part, il n’a vu qu’on en fît un amusement ; partout on s’en occupe d’une manière sérieuse, et partout on en comprend la portée et les conséquences futures. Il y a sans doute beaucoup d’opposants, dont les plus acharnés sont les opposants intéressés, mais les railleurs diminuent sensiblement ; voyant que leurs sarcasmes ne mettent pas les rieurs de leur côté, et qu’ils favorisent plus qu’ils n’arrêtent le progrès des croyances nouvelles, ils commencent à comprendre qu’ils n’y gagnent rien et dépensent leur esprit en pure perte, c’est pourquoi ils se taisent. Un mot bien caractéristique semble être partout à l’ordre du jour, c’est celui-ci : « Le Spiritisme est dans l’air » à lui seul il peint l’état des choses. Mais c’est surtout à Lyon que les résultats sont les plus remarquables. Les spirites y sont nombreux dans toutes les classes, et, dans la classe ouvrière, ils se comptent par centaines. La doctrine spirite a exercé parmi les ouvriers la plus salutaire influence au point de vue de l’ordre, de la morale et des idées religieuses ; en résumé, la propagation du Spiritisme marche avec la rapidité la plus encourageante. »

Au cours de ce voyage Allan Kardec prononça un discours magistral au banquet qui eut lieu le 19 septembre 1860 ; en voici quelques passages bien faits pour nous intéresser, nous qui aspirons à remplacer dignement ces ouvriers de la première heure : R. S. 1860, p. 300 : « La première chose qui m’a frappé, c’est le nombre des adeptes ; je savais bien que Lyon en comptait beaucoup, mais j’étais loin de me douter que le nombre était aussi considérable, car c’est par centaines qu’on les compte, et bientôt, je l’espère, on ne pourra plus les compter. Mais, si Lyon se distingue par le nombre, il ne le fait pas moins par la qualité, ce qui vaut mieux encore. Partout je n’ai rencontré que des spirites sincères, comprenant la doctrine sous son véritable point de vue. Il y a, Messieurs, trois catégories d’adeptes : les uns qui se bornent à croire à la réalité des manifestations, et qui cherchent avant tour les phénomènes ; le Spiritisme est simplement pour eux une série de faits plus ou moins intéressants. Les deuxièmes y voient autre chose que les faits, ils en comprennent la portée philosophique ; ils admirent la morale qui en découle, mais ils ne la pratiquent pas : pour eux la charité chrétienne est une belle maxime, mais voilà tout. Les troisièmes, enfin, ne se contentent pas d’admirer la morale : ils la pratiquent et en acceptent toutes les conséquences. Bien convaincus que l’existence terrestre est une épreuve passagère, ils tâchent de mettre à profit ces courts instants pour marcher dans la voie du progrès que leur tracent les Esprits, en s’efforçant de faire le bien et de réprimer leurs mauvais penchants ; leurs relations sont toujours sûres, car leurs convictions les éloignent de toute pensée du mal ; la charité est en toute chose la règle de leur conduite, ce sont là les vrais Spirites ou mieux les Spirites chrétiens.

Eh bien ! Messieurs, je vous le dis avec bonheur, je n’ai encore rencontré ici aucun adepte de la première catégorie ; nulle part je n’ai vu qu’on s’occupât du Spiritisme par pure curiosité ; nulle part je n’ai vu qu’on se servît des communications pour des sujets futiles ; partout le but est grave, les intentions sérieuses, et, si j’en crois ce qui m’est dit, il y en a beaucoup de la troisième catégorie. Honneur donc aux Spirites lyonnais d’être aussi largement entrés dans cette voie progressive, sans laquelle le Spiritisme serait sans objet ! Cet exemple ne sera pas perdu ; il aura ses conséquences, et ce n’est pas sans raison, je le vois, que les Esprits m’ont répondu l’autre jour, par l’un de vos médiums les plus dévoués, quoique l’un des plus obscurs, alors que je leur exprimais ma surprise « Pourquoi t’en étonner ? Lyon a été la ville des martyrs la foi y est vive; elle fournira des apôtres au Spiritisme. Si Paris est la tête, Lyon sera le cœur. » Cette opinion d’Allan Kardec sur les spirites lyonnais de son époque est pour nous un grand honneur, mais elle doit être aussi une règle de conduite. Ces éloges, tous les Spirites doivent s’efforcer de les mériter à leur tour en approfondissant les leçons du Maître et surtout en y conformant leur conduite. Noblesse oblige, dit un adage; sachons tous nous en souvenir toujours et tenir haut et ferme le drapeau du Spiritisme. Mais Allan Kardec ne se contentait pas de jeter des fleurs à nos aimés, il leur donnait surtout de sages conseils que nous devons méditer à notre tour.

R. S., 1860, p. 303 : « L’enseignement venant des Esprits, les différents groupes, aussi bien que les individus, se trouvent sous l’influence de certains esprits qui président à leurs travaux ou les dirigent moralement ; si ces Esprits ne s’accordent pas, la question est de savoir quel est celui qui mérite le plus de confiance ; ce sera évidemment celui dont la théorie ne peut soulever aucune objection sérieuse, en un mot celui qui, sur tous les points, donne le plus de preuves de sa supériorité. Si tout est bon, rationnel dans cet enseignement, peu importe le nom que prend l’Esprit, et sous ce rapport la question d’identité est tout à fait secondaire. Si, sous un nom respectable, l’enseignement pèche par les qualités essentielles, vous pouvez hardiment en conclure que c’est un nom apocryphe et que c’est un Esprit imposteur ou qui s’amuse. Règle générale : Le nom n’est jamais une garantie ; la seule, la véritable garantie de supériorité, c’est la pensée et la manière dont elle est exprimée. Les esprits trompeurs peuvent tout imiter, tout, excepté le vrai savoir et le vrai sentiment.

Il arrive souvent que, pour faire adopter certaines utopies, des Esprits font parade d’un faux savoir et pensent en imposer en puisant dans l’arsenal des mots techniques tout ce qui peut fasciner celui qui croit trop facilement. Ils ont encore un moyen plus certain, c’est d’affecter les dehors de la vertu ; à la faveur des grands mots de charité, de fraternité, d’humilité, ils espèrent faire passer les plus grossières absurdités, et c’est ce qui arrive très souvent quand on n’est pas sur ses gardes ; il faut donc éviter de se laisser prendre aux apparences aussi bien de la part des Esprits que de celle des hommes ; or, je l’avoue, c’est là une des plus grandes difficultés ; mais on n’a jamais dit que le Spiritisme fût une science facile ; il a ses écueils, que l’on ne peut éviter que par l’expérience. Pour éviter de tomber dans le piège, il faut d’abord se garder de l’enthousiasme qui aveugle, de l’orgueil qui porte certains médiums à se croire seuls les interprètes de la vérité ; il faut tout examiner froidement, tout peser mûrement, tout contrôler, et si l’on se défie de son propre jugement, ce qui est souvent le plus sage, il faut en référer à d’autres, selon le proverbe que quatre yeux voient mieux que deux ; un faux amour-propre, ou une obsession peuvent seuls faire persister dans une idée notoirement fausse, ce que le bon sens de chacun repousse. » Voilà les conseils si sages et si pratiques que donnait celui qu’on a voulu faire passer pour un enthousiaste, un mystique, un halluciné, et cette règle de conduite établie au début n’a pas encore été infirmée, ni par l’observation ni par les événements ; c’est toujours la voie la plus sûre, la plus sage, la seule à suivre par ceux qui veulent s’occuper du Spiritisme.

 

Allan Kardec travaillait alors au Livre des Médiums qui parut dans la première quinzaine de janvier 1861 chez MM. Didier et Cie, libraires-éditeurs. Le Maître en expose en ces termes la raison d’être dans la Revue Spirite, 1861, p. 6 : « Nous avons cherché, dans ce travail, fruit d’une longue expérience et de laborieuses études, à éclairer toutes les questions qui se rattachent à la pratique des manifestations ; il contient, d’après les Esprits, l’explication théorique des divers phénomènes et des conditions dans lesquelles ils peuvent se produire ; mais la partie concernant le développement et l’exercice de la médiumnité a surtout été de notre part l’objet d’une attention toute spéciale. Le Spiritisme expérimental est entouré de beaucoup plus de difficultés qu’on ne le croit généralement, et les écueils qu’on y rencontre sont nombreux ; c’est ce qui cause tant de déceptions chez ceux qui s’en occupent sans avoir l’expérience et les connaissances nécessaires. Notre but a été de prémunir contre ces écueils qui ne sont pas toujours sans inconvénients pour quiconque s’aventure avec imprudence sur ce terrain nouveau. Nous ne pouvions négliger un point si capital, et nous l’avons traité avec un soin égal à son importance. »

 

Le Livre des Médiums avait été précédé d’un ouvrage moins étendu : Instruction pratique sur les manifestations spirites «contenant l’exposé complet des conditions nécessaires pour communiquer avec les Esprits et les moyens de développer la faculté médiatrice chez les médiums ». Lorsque l’édition de ce volume fut épuisée, Allan Kardec le remplaça par le Livre des Médiums actuel qui est encore le vade-mecum de tous ceux qui veulent se livrer avec fruit à l’étude du Spiritisme expérimental; c’est encore le guide le plus sûr pour ceux qui veulent explorer sans danger le terrain de la médiumnité. Il n’a rien paru de mieux depuis et les auteurs qui ont abordé le même sujet n’ont fait que suivre les grandes lignes de ce magistral ouvrage.

 

Pendant l’année 1861, Allan Kardec fait un nouveau voyage spirite à Sens, Mâcon et Lyon, et il constate que dans notre ville le Spiritisme a déjà atteint la virilité. R. S. 1861, p. 290 : « Ce n’est plus en effet, dit-il, par centaines que l’on y compte les Spirites, comme il y a un an : c’est par milliers, ou, pour mieux dire, on ne les compte plus et l’on estime qu’en suivant les mêmes progressions, dans un an ou deux ils seront plus de trente mille. Le Spiritisme s’y est recruté dans toutes les classes, mais c’est surtout dans la classe ouvrière qu’il s’est propagé avec le plus de rapidité, et cela n’est pas étonnant : cette classe étant celle qui souffre le plus, elle se retourne du côté où elle trouve le plus de consolation. Vous qui criez contre le Spiritisme, que ne lui en donnez-vous autant : elle se tournerait vers vous ; mais au lieu de cela, vous voulez lui ôter ce qui l’aide à porter son fardeau de misère ; c’est le plus sûr moyen de vous aliéner ses sympathies et de grossir les rangs qui vous sont opposés. Ce que nous avons vu de nos yeux est tellement caractéristique et renferme un si grand enseignement, que nous croyons devoir donner aux travailleurs la plus large part de notre compte rendu. « L’année passée il n’y avait qu’un seul centre de réunion, celui des Brotteaux, dirigé par Dijoux, chef d’atelier, et sa femme ; depuis il s’en est formé sur différents points de la ville, à la Guillotière, à Perrache, à la Croix-Rousse, à Vaise, à Saint-Just, etc., sans compter un grand nombre de réunions particulières. A peine y avait-il deux ou trois médiums assez novices ; aujourd’hui il y en a dans tous les groupes, et plusieurs sont de première force ; dans un seul groupe nous en avons vu cinq écrire simultanément. Nous avons également vu une jeune personne très bon médium voyant, et chez laquelle nous avons pu constater cette faculté développée à un très haut degré. C’est beaucoup sans doute que les adeptes se multiplient, mais ce qui vaut mieux encore que le nombre, c’est la qualité. Eh bien ! Nous déclarons hautement que nous n’avons nulle part vu des réunions spirites plus édifiantes que celles des ouvriers lyonnais, sous le rapport de l’ordre, du recueillement et de l’attention qu’ils apportent aux instructions de leurs guides spirituels ; il y a là des hommes, des vieillards, des femmes, des jeunes gens, des enfants même, dont la tenue respectueuse contraste avec leur âge ; jamais un seul n’a troublé un instant le silence de nos réunions souvent fort longues ; ils semblaient presque aussi avides que leurs parents de recueillir nos paroles. Ce n’est pas tout ; le nombre des métamorphoses morales est, chez les ouvriers, presque aussi grand que celui des adeptes ; des habitudes vicieuses réformées, des passions calmées, des haines apaisées, des intérieurs devenus paisibles, en un mot les vertus les plus chrétiennes développées, et cela par la confiance désormais inébranlable que les communications spirites leur donnent en l’avenir auquel ils ne croyaient pas ; c’est un bonheur pour eux d’assister à ces instructions d’où ils sortent réconfortés contre l’adversité ; aussi en voit-on qui s’y rendent de plus d’une lieue par tous les temps, hiver comme été, et qui bravent tout pour ne pas manquer une séance ; c’est qu’il n’y a pas chez eux une foi vulgaire, mais une foi basée sur une conviction profonde, raisonnée et non aveugle. »

A l’occasion de ce voyage, un banquet réunit à nouveau sous la présidence d’Allan Kardec les membres de la grande famille spirite lyonnaise. Le 19 septembre 1860, les convives étaient à peine une trentaine ; le 19 septembre 1861, leur nombre était de cent soixante « représentant les différents groupes qui se considèrent tous comme les membres d’une même famille, et entre lesquels il n’existe pas l’ombre de jalousie et de rivalité, ce que, dit le Maître, nous sommes bien aise de faire remarquer en passant. La majorité des assistants était composée d’ouvriers, et tout le monde a remarqué l’ordre parfait qui n’a cessé de régner un seul instant ; c’est que les vrais spirites mettent leur satisfaction dans les joies du cœur et non dans les plaisirs bruyants. »

 

Le 14 octobre de la même année nous trouvons AIlan Kardec à Bordeaux, où, comme dans toutes les villes où il passe, il sème la bonne nouvelle et fait germer la foi en l’avenir. Rendant compte de l’état du Spiritisme à Bordeaux, Allan Kardec s’exprime ainsi : R. S. 1861, p. 337 : « Si Lyon a fait ce qu’on pourrait appeler son pronunciamento en fait de Spiritisme, Bordeaux n’est pas resté en arrière, car il veut, lui aussi, prendre rang un des premiers dans la grande famille... Ce n’est pas en quelques années, c’est en quelques mois que la doctrine y a pris des proportions importantes dans toutes les classes de la société. Constatons d’abord un fait capital, c’est que là, comme à Lyon et comme dans beaucoup d’autres villes que nous avons visitées, nous avons vu la doctrine envisagée au point de vue le plus sérieux, et dans ses applications morales ; là, comme ailleurs, nous avons vu d’innombrables transformations, de véritables métamorphoses ; des caractères qui ne sont plus reconnaissables ; des gens qui ne croyaient plus à rien, ramenés aux idées religieuses par la certitude de l’avenir, maintenant palpable pour eux. Cela donne la mesure de l’esprit qui règne dans les réunions spirites, déjà très multipliées ; dans toutes celles où nous avons assisté, nous y avons vu le recueillement le plus édifiant, un air de bienveillance mutuelle entre les assistants ; on se sent dans un milieu sympathique qui inspire la confiance. » S’adressant à ce public bordelais qui lui est si sympathique et voulant lui témoigner sa reconnaissance, Allan Kardec s’exprime ainsi : R. S. 1861, p. 340 : « Si je suis heureux de cet accueil cordial, c’est que j’y vois un hommage rendu à la doctrine que nous professons et aux bons Esprits qui nous l’enseignent, bien plus qu’à moi personnellement qui ne suis qu’un instrument dans les mains de la Providence. Convaincu de la vérité de cette doctrine et du bien qu’elle est appelée à produire, j’ai tâché d’en coordonner les éléments ; je me suis efforcé de la rendre claire et intelligible pour tous ; c’est toute la part qui m’en revient, aussi ne m’en suis-je jamais posé comme le créateur : l’honneur tout entier en est aux Esprits ; c’est donc à eux seuls que doivent se reporter les témoignages de votre gratitude, et je n’accepte les éloges que vous voulez bien me donner que comme un encouragement à poursuivre ma tâche avec persévérance. Dans les travaux que j’ai faits pour atteindre le but que je me suis proposé, j’ai sans doute été aidé par les Esprits, ainsi qu’ils me l’ont dit plusieurs fois, mais sans aucun signe extérieur de médiumnité. Je ne suis donc point médium dans le sens vulgaire du mot, et aujourd’hui je comprends qu’il est heureux pour moi qu’il en soit ainsi. Par une médiumnité effective, je n’aurais écrit que sous une même influence; j’aurais été porté à n’accepter comme vrai que ce qui m’aurait été donné, et cela peut-être à tort ; tandis que, dans ma position, il convenait que j’eusse une liberté absolue de prendre le bon partout où il se trouve et de quelque côté qu’il vînt; j’ai donc pu faire un choix des divers enseignements, sans préventions, et avec une entière impartialité. J’ai beaucoup vu, beaucoup étudié, beaucoup observé, mais toujours d’un oeil impassible, et je n’ambitionne rien de plus que de voir l’expérience que j’ai acquise mise à profit par les autres, auxquels je suis heureux de pouvoir éviter les écueils inséparables de tout noviciat.

Si j’ai beaucoup travaillé et si je travaille tous les jours, j’en suis bien largement récompensé par la marche si rapide de la doctrine, dont les progrès dépassent tout ce qu’il était permis d’espérer, par les résultats qu’elle produit, et je suis heureux de voir que la ville de Bordeaux non seulement ne reste pas en arrière dans ce mouvement, mais se dispose à marcher à la tête par le nombre et la qualité des adeptes. Si l’on considère que le Spiritisme doit sa propagation à ses propres forces, sans l’appui d’aucun des auxiliaires qui font d’ordinaire les succès, et malgré les efforts d’une opposition systématique, ou plutôt à cause même de ces efforts, on ne peut s’empêcher d’y voir le doigt de Dieu. Si ses ennemis sont puissants[7], puisqu’ils n’ont pu en paralyser l’essor, il faut donc convenir qu’il est plus puissant qu’eux, et que comme le serpent de la fable ils usent en vain leurs dents contre une lime d’acier. »

R. S. 1861, p. 341 : «La force du Spiritisme a deux causes prépondérantes : la première, c’est qu’il rend heureux ceux qui le connaissent, le comprennent et le pratiquent ; or, comme il y a beaucoup de gens malheureux, il recrute une innombrable armée parmi ceux qui souffrent. Veut-on lui enlever cet élément de propagation ? Qu’on rende les hommes tellement heureux moralement et matériellement, qu’ils n’aient plus rien à désirer, ni en ce monde ni dans l’autre ; nous ne demandons pas mieux, puisque le but sera atteint. La seconde, c’est qu’il ne repose sur la tête d’aucun homme qu’on puisse abattre ; puisqu’il n’a point de foyer unique qu’on puisse éteindre, son foyer est partout, parce que partout il y a des médiums qui peuvent communiquer avec les Esprits ; qu’il n’y a pas de famille qui n’en puisse trouver dans son sein, et que cette parole du Christ s’accomplit : Vos fils et vos filles prophétiseront et ils auront des visions ; parce qu’enfin le Spiritisme est une idée, et qu’il n’y a point de barrières impénétrables à l’idée, ni assez hautes pour qu’elle ne les puisse franchir. On a tué le Christ, on a tué ses apôtres et ses disciples ; mais le Christ avait lancé dans le monde l’idée chrétienne, et cette idée a triomphé de la persécution des césars omnipotents... »

R. S., p. 343 : " Si les ennemis du dehors ne peuvent rien contre le Spiritisme, il n’en est pas de même de ceux du dedans, je veux dire de ceux qui sont plus spirites de nom que de fait, sans parler de ceux qui n’ont du Spiritisme que le masque. Le plus beau côté du Spiritisme, c’est le côté moral ; c’est par ses conséquences morales qu’il triomphera, car là est sa force, par-là il est invulnérable. Il inscrit sur son drapeau : Amour et charité et devant ce palladium plus puissant que celui de Minerve, car il vient du Christ, l’incrédulité elle-même s’incline. Que peut-on penser d’une doctrine qui conduit les hommes à s’aimer comme des frères ? Si l’on n’admet pas la cause, du moins on respectera l’effet ; or, le meilleur moyen de prouver la réalité de l’effet, c’est d’en faire l’application à soi-même, c’est de montrer aux ennemis de la doctrine, par son propre exemple, qu’elle rend réellement meilleur ; mais comment faire croire qu’un instrument peut produire l’harmonie, s’il rend des sons discordants ? De même comment persuader que le Spiritisme doit conduire à la concorde si ceux qui le professent ou qui sont censés le professer, ce qui est tout un pour les adversaires, se jettent la pierre ? Si une simple susceptibilité d’amour-propre, de préséance, suffit pour les diviser ? N’est-ce pas le moyen de se faire renvoyer son propre argument ? Les ennemis Les plus dangereux du Spiritisme sont donc ceux qui le font mentir à lui-même, en ne pratiquant pas la loi qu’eux-mêmes viennent proclamer. Il y aurait puérilité à faire dissidence pour des nuances d’opinion ; il y aurait malveillance évidente, oubli du premier devoir du vrai Spirite, de se séparer pour une question personnelle, car le sentiment de la personnalité est le fruit de l’orgueil et de l’égoïsme. »

R. S. 1860, p. 299 : « Les adversaires du Spiritisme ne le combattent que parce qu’ils ne le comprennent pas ; c’est à nous, c’est aux vrais Spirites, à ceux qui voient dans le Spiritisme autre chose que des expériences plus ou moins curieuses, de le faire comprendre et de le répandre en prêchant d’exemple autant que de paroles. Le Livre des Esprits a eu pour résultat d’en faire voir la portée philosophique ; si ce livre a quelque mérite, il serait présomptueux à moi de m’en glorifier, car la doctrine qu’il renferme n’est point ma création ; tout l’honneur du bien qu’il a fait revient aux Esprits sages qui l’ont dicté et qui ont bien voulu se servir de moi. Je puis donc en entendre l’éloge sans que ma modestie en soit blessée et sans que mon amour-propre en soit exalté. Si j’avais voulu m’en prévaloir, j’en aurais assurément revendiqué la conception, au lieu de l’attribuer aux Esprits ; et si l’on pouvait douter de la supériorité de ceux qui y ont coopéré, il suffirait de considérer l’influence qu’il a exercée en si peu de temps, par la seule puissance de la logique et sans aucun des moyens matériels propres à surexciter la curiosité. »

 

L’Autodafé de Barcelone

En dehors des voyages et des travaux d’Allan Kardec, cette année 1861 restera mémorable dans les annales du Spiritisme par un fait tellement monstrueux, qu’il semble presque incroyable, je veux parler de l’autodafé qui eut lieu à Barcelone et par lequel furent brûlés, par la torche des inquisiteurs, trois cents ouvrages spirites. M. Maurice Lachâtre était à cette époque établi libraire à Barcelone ; en relations et communauté d’idées avec Allan Kardec, il lui demanda de lui adresser un certain nombre d’ouvrages spirites pour les mettre en vente et faire de la propagande à la philosophie nouvelle. Les ouvrages, au nombre de trois cents environ, furent expédiés dans les conditions ordinaires, avec une déclaration régulière du contenu des colis. A leur arrivée en Espagne les droits de douane furent réclamés au destinataire, et perçus par les agents du gouvernement espagnol, mais la livraison des colis n’eut pas lieu : l’évêque de Barcelone, ayant jugé ces livres pernicieux pour la foi catholique, fit confisquer l’expédition par le Saint-Office. Puisqu’on ne voulait pas remettre ces ouvrages au destinataire, Allan Kardec en réclama le retour, mais sa réclamation resta sans effet, et l’évêque de Barcelone, se faisant policier de la France, motiva son refus par la réponse suivante : «L’Église catholique est universelle et, ces livres étant contraires à la foi catholique, le gouvernement ne peut consentir à ce qu’ils aillent pervertir la morale et la religion des autres pays.» Et non seulement les livres ne furent pas rendus, mais les droits de douane restèrent entre les mains du fisc espagnol. Allan Kardec aurait pu soulever une action diplomatique, et obliger le gouvernement espagnol à faire le retour des ouvrages. Mais les Esprits l’en dissuadèrent, lui représentant qu’il était préférable, pour la propagande du Spiritisme, de laisser cette ignominie suivre son cours.

Renouvelant les fastes et les bûchers du Moyen-Age, l’évêque de Barcelone fit brûler en place publique, par la main du bourreau, les ouvrages incriminés. Voici, à titre de document historique, le procès-verbal de cette infamie cléricale: «Ce jour, neuf octobre mil huit cent soixante et un, à dix heures et demie du matin, sur l’esplanade de la ville de Barcelone, au lieu où sont exécutés les criminels condamnés au dernier supplice, par ordre de l’évêque de cette ville, ont été brûlés trois cents volumes et brochures sur le Spiritisme savoir :

La Revue Spirite, directeur Allan Kardec,

La Revue Spiritualiste, directeur Piérart,

Le Livre des Esprits, par Allan Kardec,

Le Livre des Médiums, par Allan Kardec,

Qu’est-ce que le Spiritisme ? par Allan Kardec,

Fragment de Sonate dicté par l’esprit de Mozart,

Lettre d’un catholique sur le Spiritisme, par le Dr Grand,

L’Histoire de Jeanne d’Arc, dictée par elle-même à Mlle Ermance Dufaux,     

La Réalité des Esprits démontrée par l’écriture directe, par le baron de Guldenstubbé.

 

Ont assisté à l’autodafé :

- Un prêtre revêtu des habits sacerdotaux, portant la croix d’une main et une torche de l’autre main,

- Un notaire chargé de rédiger le procès-verbal de l’autodafé,

- Le clerc du notaire,

- Un employé supérieur de l’administration des douanes,

- Trois mozos (garçons) de la douane, chargés d’entretenir le feu,

- Un agent de la douane représentant le propriétaire des ouvrages condamnés par l’évêque.

Une foule innombrable encombrait les promenades et couvrait l’esplanade où se dressait le bûcher. Quand le feu eut consumé les trois cents volumes ou brochures spirites, le prêtre et ses aides se retirèrent couverts par les huées et les malédictions de nombreux assistants qui criaient : A bas l’Inquisition ! Plusieurs personnes se sont ensuite approchées du bûcher et en ont recueilli des cendres.»

Ce serait amoindrir l’horreur de tels actes que d’en accompagner le récit de commentaires ; constatons seulement qu’à la lueur de ce bûcher, le Spiritisme prit un essor inespéré dans toute l’Espagne, et, comme l’avaient prévu les Esprits, il y recruta un nombre incalculable d’adhérents. Nous ne pouvons donc, comme le fit Allan Kardec, que nous réjouir de l’immense réclame que cet acte odieux fit au Spiritisme. Mais, à propos de la propagande que nous devons faire nous-même à notre philosophie, nous ne devrons jamais oublier ces conseils du Maître dans la Revue Spirite, 1863, p. 367:

« Le Spiritisme s’adresse à ceux qui ne croient pas ou qui doutent, et non à ceux qui ont une foi et à qui cette foi suffit; il ne dit à personne de renoncer à ses croyances pour adopter les nôtres, et en cela il est conséquent avec les principes de tolérance et de liberté de conscience qu’il professe. Par ce motif, nous ne saurions approuver les tentatives faites par certaines personnes pour convertir à nos idées le clergé de quelque communion que ce soit. Nous répétons donc à tous les Spirites : Accueillez avec empressement les hommes de bonne volonté ; donnez la lumière à ceux qui la cherchent, car avec ceux qui croient vous ne réussirez pas ; ne faites violence à la foi de personne, pas plus du clergé que des laïcs, car vous venez ensemencer les champs arides ; mettez la lumière en évidence pour que ceux qui voudront la voir la regardent ; montrez les fruits de l’arbre et donnez-en à manger à ceux qui ont faim et non à ceux qui se disent rassasiés. » Ces conseils, comme tous ceux d’Allan Kardec, sont clairs, simples et surtout pratiques ; à nous de nous en souvenir et d’en faire notre profit à l’occasion.

 

L’année 1862 fut fertile en travaux favorables à la diffusion du Spiritisme. Le 15 janvier parut l’excellente petite brochure de propagande : le Spiritisme à sa plus simple expression : «Le but de cette publication, dit Allan Kardec, est de donner, dans un cadre très restreint, un historique du Spiritisme et une idée suffisante de la doctrine des Esprits, pour mettre à même d’en comprendre le but moral et philosophique. Par la clarté et la simplicité du style, nous avons cherché à la mettre à la portée de toutes les intelligences. Nous comptons sur le zèle de tous les vrais spirites pour aider à la propagation.» Cet appel fut entendu, car la petite brochure se répandit à profusion, et beaucoup doivent à cet excellent travail d’avoir compris le but et la portée du Spiritisme.

 

R. S. 1863, p. 70 : «Lorsque nous eûmes fait la petite brochure : Le Spiritisme à sa plus simple expression, nous demandâmes à nos guides spirituels quel effet elle produirait. R nous fut répondu : Elle produira un effet auquel tu ne t’attends pas, c’est-à-dire que tes adversaires seront furieux de voir une publication destinée, par son extrême bon marché, à être répandue en masse et à pénétrer partout. Il t’a été annoncé un grand déploiement d’hostilités, ta brochure en sera le signal. Ne t’en préoccupe pas, tu connais la fin. Ils se fâchent en raison de la difficulté de refuser tes arguments. Puisqu’il en est ainsi, dîmes-nous, cette brochure qui devait être vendue 25 centimes sera donnée pour deux sous. L’événement a justifié ces prévisions, et nous nous en félicitons. »

A l’occasion du 1er janvier 1862, Allan Kardec ayant reçu des Spirites lyonnais une adresse sympathique, dont les témoignages de gratitude et de respect étaient appuyés de nombreuses signatures, près de 200, le Maître fit à nos aimés la réponse suivante, qui était également adressée à tous les Spirites de France et de l’Étranger :

«Mes chers freres et amis de Lyon,

L’adresse collective que vous avez bien voulu m’envoyer à l’occasion de la nouvelle année m’a causé une bien vive satisfaction, en me prouvant que vous avez conservé de moi un bon souvenir mais ce qui m’a fait le plus de plaisir dans cet acte spontané de votre part, c’est de trouver parmi les nombreuses signatures qui y figurent, des représentants d’à peu près tous les groupes, parce que c’est un signe de l’harmonie qui règne entre eux. je suis heureux de voir que vous avez parfaitement compris le but de cette organisation dont vous pouvez déjà apprécier les résultats, car il doit être évident pour vous maintenant qu’une société unique eût été à peu près impossible. Je vous remercie, mes bons amis, des vœux que vous formez pour moi ; et ce sont ceux que Dieu écoute. Soyez donc satisfaits, car il les exauce chaque jour en me donnant la joie inouïe, dans l’établissement d’une nouvelle doctrine, de voir celle à laquelle je me suis dévoué, grandir et prospérer de mon vivant avec une merveilleuse rapidité ; je regarde comme une grande faveur du ciel d’être témoin du bien qu’elle fait déjà. Cette certitude, dont je reçois journellement les plus touchants témoignages, me paye avec usure de toutes mes peines, de toutes mes fatigues ; je ne demande à Dieu qu’une grâce, c’est de me donner la force physique nécessaire pour aller jusqu’au bout de ma tâche, qui est loin d’être achevée ; mais, quoi qu’il arrive, j’aurai toujours la consolation d’être assuré que la semence des idées nouvelles, maintenant répandue partout, est impérissable ; plus heureux que beaucoup d’autres, qui n’ont travaillé que pour l’avenir, il m’est donné d’en voir les premiers fruits. Si je regrette une chose, c’est que l’exiguïté de mes ressources personnelles ne me permette pas de mettre à exécution les plans que j’ai conçus pour son avancement, plus rapide encore ; mais, si Dieu, dans sa sagesse, a cru devoir en décider autrement, je léguerai ces plans à nos successeurs qui, sans doute, seront plus heureux. Malgré la pénurie des ressources matérielles, le mouvement qui s’opère dans l’opinion a dépassé toute espérance ; croyez bien, mes frères, qu’en cela votre exemple n’aura pas été sans influence. Recevez donc nos félicitations pour la manière dont vous savez comprendre et pratiquer la doctrine.

Au point où en sont les choses aujourd’hui, et à voir la marche du Spiritisme à travers les obstacles semés sur sa route, on peut dire que les principales difficultés sont vaincues ; il a pris son rang et s’est assis sur des bases qui défient désormais les efforts de ses adversaires. On se demande comment une doctrine qui rend heureux et meilleur peut avoir des ennemis ; cela est naturel ; l’établissement des meilleures choses froisse toujours des intérêts en commençant ; n’en a-t-il pas été ainsi de toutes les inventions et découvertes qui ont fait révolution dans l’industrie ? Celles qui sont regardées aujourd’hui comme des bienfaits dont on ne pourrait plus se passer n’ont-elles pas eu des ennemis acharnés ? Toute loi qui réprime un abus n’a-t-elle pas contre elle tous ceux qui vivent des abus ? Comment voudriez-vous qu’une doctrine qui conduit au règne de la charité effective ne soit pas combattue par tous ceux qui vivent d’égoïsme ? Et vous savez s’ils sont nombreux sur la terre ! Dans le principe, ils ont espéré le tuer par la raillerie ; aujourd’hui ils voient que cette arme est impuissante, et que sous le feu des sarcasmes il a continué sa route sans broncher; ne croyez pas qu’ils vont s’avouer vaincus ; non, l’intérêt naturel est plus tenace ; reconnaissant que c’est une puissance avec laquelle il faut désormais compter, ils vont lui livrer des assauts plus sérieux, mais qui ne serviront qu’à mieux prouver leur faiblesse. Les uns l’attaqueront directement en paroles et en actions et le poursuivront jusque dans la personne de ses adhérents, qu’ils essayeront de décourager à force de tracasseries, tandis que d’autres, en sous-main et par des voies détournées, chercheront à le miner sourdement. Tenez-vous pour avertis que la lutte n’est pas terminée, je suis prévenu qu’ils vont tenter un suprême effort ; mais soyez sans crainte, le gage du succès dans cette devise, qui est celle de tous les vrais Spirites : Hors la charité point de salut, arborez-la hautement. Car elle est la tête de Méduse pour les égoïstes. La tactique déjà mise en oeuvre par les ennemis des Spirites, mais qu’ils vont employer avec une nouvelle ardeur, c’est d’essayer de les diviser en créant des systèmes divergents et en suscitant parmi eux la défiance et la jalousie. Ne vous laissez pas prendre au piège, et tenez pour certain que quiconque cherche par un moyen, quel qu’il soit, à rompre la bonne harmonie ne peut avoir une bonne intention. C’est pourquoi je vous invite à mettre la plus grande circonspection dans la formation de vos groupes, non seulement pour votre tranquillité mais dans l’intérêt même de vos travaux.

La nature des travaux spirites exige le calme et le recueillement ; or point de recueillement possible si l’on est distrait par des discussions et l’expression de sentiments malveillants. Il n’y aura pas de sentiments malveillants s’il y a fraternité ; mais il ne peut y avoir fraternité avec des égoïstes, des ambitieux, des orgueilleux. Avec des orgueilleux, qui se froissent et se blessent de tout, des ambitieux qui seront déçus s’ils n’ont pas la suprématie, des égoïstes qui ne pensent qu’à eux, la zizanie ne peut tarder de s’introduire, et de là, la dissolution. C’est ce que voudraient nos ennemis et ce qu’ils cherchent à faire. Si un groupe veut être dans des conditions d’ordre, de tranquillité et de stabilité, il faut qu’il y règne un sentiment fraternel. Tout groupe ou société qui se formera sans avoir la charité effective pour base n’a pas de vitalité ; tandis que ceux qui seront fondés selon le véritable esprit de la doctrine se regarderont comme les membres d’une même famille, qui, ne pouvant habiter tous sous le même toit, demeurent en des endroits différents. La rivalité entre eux serait un non-sens ; elle ne saurait exister là où règne la vraie charité, car la charité ne peut s’entendre de deux manières. Reconnaissez donc le vrai Spirite à la pratique de la charité en pensées, en paroles et en actions, et dites-vous que quiconque nourrit en son âme des sentiments d’animosité, de rancune, de haine, d’envie ou de jalousie, se ment à lui-même s’il prétend comprendre et pratiquer le Spiritisme. L’égoïsme et l’orgueil tuent les sociétés particulières, comme ils tuent les peuples et la société en général... »

Tout serait à citer dans ces conseils aussi justes que pratiques, mais il faut nous borner en raison du temps dont nous avons à disposer. Sur la demande des Spirites de Lyon et de Bordeaux, Allan Kardec fit en septembre et octobre un long voyage de propagande, semant partout la bonne nouvelle et prodiguant ses conseils à ceux-là seulement qui les lui demandaient. L’invitation faite par les groupes lyonnais était couverte de cinq cents signatures. Un ouvrage spécial a rendu compte de ce voyage de plus de six semaines, pendant lequel le Maître présida plus de cinquante réunions dans vingt villes où il reçut partout le plus cordial accueil et fut heureux de constater les immenses progrès du Spiritisme. Au sujet des voyages d’Allan Kardec, certaines influences hostiles ayant répandu le bruit qu’ils étaient faits aux frais de la Société parisienne des études spirites, sur le budget de laquelle il prélevait également tous ses frais de correspondance et d’entretien, le Maître réfute ainsi cette erreur :

« Plusieurs personnes, surtout en province, avaient pensé que les frais de ces voyages étaient supportés par la Société de Paris ; nous avons dû relever cette erreur quand l’occasion s’en est présentée : à ceux qui pourraient encore la partager, nous rappellerons ce que nous avons dit dans une autre circonstance (numéro de juin 1862, p. 167, Revue Spirite), que la Société se borne à pourvoir à ses dépenses courantes et n’a point de réserves ; pour qu’elle pût amasser un capital, il lui faudrait viser au nombre ; c’est ce qu’elle ne fait pas et ne veut pas faire, parce que la spéculation n’est pas son but et que le nombre n’ajoute rien à l’importance des travaux ; son influence est toute morale et dans le caractère de ses réunions, qui donnent aux étrangers l’idée d’une assemblée grave et sérieuse ; c’est là son plus puissant moyen de propagande. Elle ne pourrait donc pourvoir à une pareille dépense. Les frais de voyage, comme tous ceux que nécessitent nos relations pour le Spiritisme, sont pris sur nos ressources personnelles et nos économies accrues du produit de nos ouvrages, sans lequel il nous serait impossible de subvenir à toutes les charges qui sont pour nous la conséquence de l’œuvre que nous avons entreprise. Cela dit sans vanité, mais uniquement pour rendre hommage à la vérité et pour l’édification de ceux qui se figurent que nous thésaurisons.»

En 1862, Allan Kardec fit aussi paraître une Réfutation des critiques contre le Spiritisme au point de vue du matérialisme, de la Science et de la Religion. Mis en cause et pris à partie à différentes reprises par M. le curé Marouzeau, qui non seulement l’attaquait en chaire, mais qui publiait des libelles contre le Spiritisme et son fondateur, Allan Kardec lui répond : R. S. 1863, p. 219 « Je suis un homme positif, sans enthousiasme, jugeant tout froidement ; je raisonne d’après les faits et je dis : puisque les Spirites sont plus nombreux que jamais, malgré la brochure de M. Marouzeau et toutes les autres, malgré tous les sermons et mandements, c’est que les arguments qu’on y fait valoir n’ont pas persuadé les masses, qu’ils ont produit un effet contraire ; or, juger la valeur de la cause par ses effets, je crois que c’est de la logique élémentaire ; dès lors à quoi bon les réfuter ? Puisqu’ils nous servent au lieu de nous nuire, nous devons nous garder d’y mettre obstacle... Lorsque je traite d’une manière générale des questions soulevées par quelque adversaire, ce n’est pas pour le convaincre, je n’y tiens nullement, et encore moins pour le faire renoncer à sa croyance que je respecte quand elle est sincère, c’est uniquement pour l’instruction des Spirites, et parce que j’y trouve un point à développer ou à éclaircir. Je réfute les principes et non les individus ; les principes restent et les individus disparaissent; c’est pour cela que je m’inquiète peu des personnalités qui peut-être demain ne seront plus, et dont on ne parlera plus quelle que soit l’importance qu’elles cherchent à se donner. Je vois l’avenir bien plus que le présent, l’ensemble et les choses importantes plus que les faits isolés ou secondaires. »

Pour mettre les Spirites en garde contre toutes les attaques de quelque part qu’elles viennent, si véhémentes, si injustes soient-elles, Allan Kardec les prévient que : R. S. 1863, p. 69 «Une véritable croisade a lieu en ce moment contre le Spiritisme, ainsi que cela nous avait été annoncé ; de divers côtés on nous signale des écrits, des discours et même des actes de violence et d’intolérance ; tous les Spirites doivent s’en réjouir, car c’est la preuve évidente que le Spiritisme n’est pas une chimère. Ferait-on autant de tapage pour une mouche qui vole ? Ce qui suscite surtout cette grande colère, c’est la prodigieuse rapidité avec laquelle l’idée nouvelle se propage malgré tout ce qu’on fait pour l’arrêter.»

R. S. 1863, p. 70 : « Tout ce qui se passe a été prévu et devait être pour le bien de la cause. Quand vous verrez quelque grande manifestation hostile, loin de vous en effrayer, réjouissez-vous-en, car il a été dit : Le grondement de la foudre sera le signal de l’approche des temps prédits. Priez alors, mes frères ; priez surtout pour vos ennemis, car ils seront pris de vertige. Mais tout n’est pas encore accompli ; la flamme du bûcher de Barcelone n’a pas monté assez haut. Si elle se renouvelle quelque part, gardez-vous de l’éteindre, car plus elle s’élèvera, plus, semblable à un phare, elle sera vue de loin, et restera dans le souvenir des âges. Laissez donc faire, et nulle part n’opposez la violence à la violence; souvenez-vous que le Christ a dit à Pierre de remettre son épée au fourreau. N’imitez pas les sectes qui se sont entredéchirées au nom d’un Dieu de paix, que chacun appelait en aide à ses fureurs. La vérité ne se prouve point par les persécutions, mais par le raisonnement ; les persécutions ont de tout temps été l’arme des mauvaises causes, et de ceux qui prennent le triomphe de la force brutale pour celui de la raison. La persécution est un mauvais moyen de persuasion ; elle peut momentanément abattre le plus faible, le convaincre, jamais ; car, même dans la détresse où on l’aura plongé, il s’écriera comme Galilée dans sa prison : E pur si muove ! Avoir recours à la persécution, c’est prouver que l’on compte peu sur la puissance de sa logique. N’usez donc jamais de représailles, à la violence opposez la douceur et une inaltérable tranquillité ; rendez à vos ennemis le bien pour le mal ; par-là vous donnerez un démenti à leurs calomnies et les forcerez de reconnaître que vos croyances sont meilleures qu’ils ne le disent. »

Pour nous faire une idée de la virulence des attaques dont le Spiritisme et Allan Kardec étaient l’objet, en plus de tous les sermons, mandements, excommunications, dont l’Église Romaine avait le monopole, les polémiques et les libelles les plus éhontés étaient également mis en oeuvre ; pour nous en rendre compte, relevons le passage suivant d’une brochure publiée à Alger, par un ancien officier, ex-représentant du peuple en 1848, qui, en 1863, occupait ses loisirs à déblatérer contre le Spiritisme et Allan Kardec. Après avoir essayé d’établir par des calculs ultra fantaisistes qu’Allan Kardec devait se faire un revenu annuel net de 250 000 fr sans compter la vente des Livres des Esprits et des Médiums, il ajoute : « Au train dont marche l’épidémie, la moitié de la France sera bientôt spirite, si cela n’est déjà fait, et comme on ne peut être bon Spirite si l’on n’est au moins associé libre et abonné à la Revue, il y a probabilité que sur 20 millions d’habitants dont se compose cette moitié, il y aura 5 millions d’associés et autant d’abonnés à la Revue. Conséquemment, le revenu des présidents et vice-présidents des Sociétés spirites sera de 100 millions par an, et celui de M. Allan Kardec, propriétaire de la Revue et souverain pontife, 388 millions. Si le Spiritisme gagne l’autre moitié de la France, ce revenu sera doublé, et, si l’Europe se laisse infester, ce ne sera plus par millions qu’il faudra compter, mais bien par milliards. Eh bien ! Naïfs Spirites! Que pensez-vous de cette spéculation basée sur votre simplicité ? Eussiez-vous jamais cru que, du jeu des tables tournantes, il pût sortir de pareils trésors, et êtes-vous édifiés maintenant sur l’ardeur que mettent à fonder des sociétés les propagateurs de la doctrine ? N’a-t-on pas raison de dire que la sottise humaine est une mine inépuisable à exploiter... »

Tous les jésuites ne portent pas la soutane et Basile, même parmi les laïcs, a de nombreux adeptes ; plus loin, ce pamphlétaire ajoute : « Un autre effet du Spiritisme est de transformer la foi, qui est un acte de libre arbitre et de volonté, en une aveugle crédulité. Ainsi pour faire réussir la spéculation du Spiritisme ou des tables tournantes, M. Allan Kardec prêche une doctrine dont la tendance est la destruction de la Foi, de l’Espérance et de la Charité. Cependant que le monde chrétien se rassure, le Spiritisme ne prévaudra pas contre l’Église : on reconnaîtra toute la valeur d’un principe religieux (comme dit Mgr l’évêque d’Alger, dans sa lettre du 13 février 1863, aux curés de son diocèse), car il suffit à lui seul pour vaincre tous les tâtonnements, toutes les oppositions et toutes les résistances. Mais y a-t-il de vrais spirites ? Nous le nierons tant qu’un homme sentira que l’Espérance n’est pas éteinte dans son cœur. Qu’y a-t-il donc dans le Spiritisme ? Rien qu’un spéculateur et des dupes. Et du jour où l’autorité temporelle comprendra sa solidarité avec l’autorité morale et se bornera seulement à interdire les publications spirites, cette immorale spéculation tombera pour ne plus se relever. »

Voilà avec quelles armes des adversaires, sans scrupules, prétendaient dénaturer et combattre le Spiritisme et le réduire à néant. Où sont-ils ces tombeurs, qui devaient le faire rentrer sous terre ; où sont-ils, ces Don Quichotte, qui prétendaient l’exterminer d’estoc et de taille ? Hélas ! Curés, moines, monseigneurs, publicistes sont ensevelis dans la poussière du temps ; l’oubli n’a même pas épargné leurs noms ; il n’en reste rien, qu’un pénible souvenir, et le Spiritisme, sans même riposter à leurs attaques, n’en a pas moins sûrement poursuivi sa marche constante vers le progrès, vers l’avenir et la vérité. Répondant, en bloc, à toutes les attaques dont il fut abreuvé, Allan Kardec nous dira en décembre 1868 : R. S. 1868, p. 371 « On a beaucoup parlé du produit que je retirais de mes ouvrages ; personne de sérieux assurément ne croit à mes millions, malgré l’affirmation de ceux qui disaient tenir de bonne source que j’avais un train princier, des équipages à quatre chevaux et que chez moi on ne marchait que sur des tapis d’Aubusson (Revue de juin 1862, page 179). Quoi qu’en ait dit, en outre, l’auteur d’une brochure que vous connaissez, et qui prouve, par des calculs hyperboliques, que mon budget des recettes dépasse la liste civile du plus puissant souverain de l’Europe, parce que, en France seulement, vingt millions de Spirites sont mes tributaires (Revue 1863, page 175), il est un fait plus authentique que ses calculs, c’est que je n’ai jamais rien demandé à personne, et que personne ne m’a jamais rien donné pour moi personnellement : en un mot, que je ne vis aux dépens de personne puisque, sur les sommes qui m’ont été volontairement confiées dans l’intérêt du Spiritisme, aucune parcelle n’a été distraite à mon profit[8]. Quiconque a vu notre intérieur jadis et le voit aujourd’hui, peut attester que rien n’est changé à notre manière de vivre depuis que je m’occupe de Spiritisme ; elle est tout aussi simple maintenant qu’elle était autrefois. Il est donc certain que mes bénéfices, si énormes soient-ils, ne servent pas à nous donner les jouissances du luxe. Est-ce donc que j’aurais la manie de thésauriser pour avoir le plaisir de contempler mon argent ? Je ne pense pas que mon caractère et mes habitudes aient jamais pu le faire supposer. A quoi donc cela passe-t-il ? Du moment que cela ne me profite pas, plus la somme est fabuleuse, plus la réponse est embarrassante. Un jour, on en saura le chiffre exact, ainsi que l’emploi détaillé, et les faiseurs d’histoires en seront pour leurs frais d’imagination ; aujourd’hui je me borne à quelques données générales pour mettre un frein à des suppositions ridicules. Je dois à cet effet entrer dans quelques détails intimes dont je vous demande pardon, mais qui sont nécessaires. De tout temps, nous avons eu de quoi vivre, très modestement, il est vrai, mais ce qui eût été peu pour certaines gens, nous suffisait, grâce à nos goûts et à nos habitudes d’ordre et d’économie. A notre petit revenu venait s’ajouter en supplément le produit des ouvrages que j’ai publiés avant le Spiritisme, et celui d’un modeste emploi que j’ai dû quitter quand les travaux de la doctrine ont absorbé tout mon temps. Le Spiritisme, en me tirant de l’obscurité, est venu me lancer dans une nouvelle voie ; en peu de temps je me suis trouvé entraîné dans un mouvement que j’étais loin de prévoir. Lorsque je conçus l’idée du Livre des Esprits, mon intention était de ne point me mettre en évidence et de rester inconnu ; mais, promptement débordé, cela ne m’a pas été possible : j’ai dû renoncer à mes goûts de retraite, sous peine d’abdiquer l’œuvre entreprise et qui grandissait chaque jour; il m’a fallu en suivre l’impulsion et en prendre les rênes. Si mon nom a maintenant quelque popularité, ce n’est assurément pas moi qui l’ai recherchée, car il est notoire que je ne la dois ni à la réclame, ni à la camaraderie de la presse, et que je n’ai jamais profité de ma position et de mes relations pour me lancer dans le monde, alors que cela m’eût été facile. Mais, à mesure que l’œuvre grandissait, un horizon plus vaste se déroulait devant moi, et en reculait les bornes ; je compris alors l’immensité de ma tâche, et l’importance du travail qui me restait à faire pour la compléter ; les difficultés et les obstacles, loin de m’effrayer, redoublèrent mon énergie ; je vis le but, et je résolus de l’atteindre avec l’assistance des bons Esprits, je sentais que je n’avais pas de temps à perdre, et je ne le perdis ni en visites inutiles, ni en cérémonies oiseuses ; ce fut l’œuvre de ma vie ; j’y donnai tout mon temps, j’y sacrifiai mon repos, ma santé, parce que l’avenir était écrit devant moi en caractères irrécusables.

Sans nous écarter de notre genre de vie, cette position exceptionnelle ne nous en a pas moins créé des nécessités auxquelles mes seules ressources ne me permettaient pas de pourvoir. Il serait difficile de se figurer la multiplicité des dépenses qu’elle entraîne, et que j’aurais évitées sans cela. Eh bien ! Messieurs, ce qui m’a procuré ce supplément de ressources, c’est le produit de mes ouvrages, je le dis avec bonheur, c’est avec mon propre travail, avec le fruit de mes veilles que j’ai pourvu, en majeure partie du moins, aux nécessités matérielles de l’installation de la doctrine. J’ai ainsi apporté une large quote-part à la caisse du Spiritisme ; ceux qui aident à la propagation des ouvrages ne pourront donc pas dire qu’ils travaillent à m’enrichir, puisque le produit de tout livre acheté, de tout abonnement à la Revue profite à la doctrine et non à un individu. Loin de moi, messieurs, la pensée de tirer la moindre vanité de ce que je viens de vous exposer ; il a fallu la persévérance de certaines diatribes pour m’engager, quoique à regret, à rompre le silence sur quelques-uns des faits qui me concernent... La seule chose qui m’importait pour le moment, c’était que vous fussiez édifiés sur la destination des fonds que la Providence fait passer par mes mains ; quelle qu’en soit l’origine, je ne me considère que comme le dépositaire, même de ceux que je gagne, à plus forte raison de ceux qui me sont confiés. »

 

En avril 1864, Allan Kardec publia l’Imitation de l’Evangile selon le spiritisme contenant l’explication des maximes morales du Christ, leur application et leur concordance avec le Spiritisme. Le titre de cet ouvrage fut modifié par la suite ; c’est aujourd’hui l’Evangile selon Le Spiritisme.

 

Le 20 août 1864, Allan Kardec fait en Suisse un voyage d’agrément ; il visite tour à tour Neuchâtel, Berne, Zimmerwald, le lac de Thoune, Interlaken, Oberland, la vallée de Lauterbrunnen, la cascade du Staubach, la vallée de Grindelwald, le lac de Brieutz d’où il va admirer la cascade de Giesbach ; Fribourg, ses orgues et le pont suspendu sur la Sarine, puis revenant par Lausanne, Vevey, le château de Chillon dont il parcourt les souterrains, il arrive à Genève par le lac Léman, et rentre à Paris le 4 septembre, pour repartir aussitôt en Belgique, où l’appellent les sollicitations des nombreux Spirites de Bruxelles et d’Anvers. Visitant l’exposition d’Anvers, il dit avoir admiré une toile représentant : une scène d’intérieur de paysans spirites. Allan Kardec prononce alors à Anvers un magistral discours dont les passages suivants sont à retenir : R. S. 1864, p. 322 «J’aurais certes le droit de m’enorgueillir de l’accueil qui m’est fait dans les différents centres que je vais visiter, si je ne savais que ces témoignages s’adressent bien moins à l’homme qu’à la doctrine dont je ne suis que l’humble représentant, et doivent être considérés comme une profession de foi, une adhésion à nos principes ; c’est ainsi que je les envisage en ce qui me concerne personnellement. »

R. S. 1864, p. 324 : « J’ai dit que je n’étais que le représentant de la doctrine, Quelques explications sur son véritable caractère appelleront naturellement votre attention sur un point essentiel que l’on n’a peut-être pas suffisamment considéré jusqu’à présent. Certes, en voyant la rapidité du progrès de cette doctrine, il y aurait plus de gloire à m’en dire le créateur ; mon amour-propre y trouverait son compte, mais je ne dois pas faire ma part plus grande qu’elle ne l’est; loin de le regretter, je m’en félicite, car alors la doctrine ne serait qu’une conception individuelle, qui pourrait être plus ou moins juste, plus ou moins ingénieuse, mais qui par cela même perdrait de son autorité. Elle pourrait avoir des partisans, faire école peut-être comme beaucoup d’autres, mais à coup sûr elle n’aurait pu acquérir en quelques années le caractère d’universalité qui la distingue. »

Examinant quel a été son rôle dans l’avènement du Spiritisme, Allan Kardec le réduit aux proportions suivantes : R. S. 1864.3 p. 328 : « Ce n’est, dit-il, ni celui d’inventeur, ni celui de créateur ; j’ai vu, observé, étudié les faits avec soin et persévérance ; je les ai coordonnés et j’en ai déduit les conséquences : voilà toute la part qui me revient ; ce que j’ai fait, un autre aurait pu le faire à ma place. En tout ceci, j’ai été un simple instrument des vues de la Providence, et je rends grâces à Dieu et aux bons Esprits d’avoir bien voulu se servir de moi ; c’est une tâche que j’ai acceptée avec joie, et dont je m’efforce de me rendre digne en priant Dieu de me donner les forces nécessaires pour l’accomplir selon sa sainte volonté. Cette tâche cependant est lourde, plus lourde que personne ne peut le croire et si elle a pour moi quelque mérite, c’est que j’ai la conscience de n’avoir reculé devant aucun obstacle, ni aucun sacrifice ; ce sera l’œuvre de ma vie jusqu’à mon dernier jour, car devant un but aussi important, tous les intérêts matériels et personnels s’effacent comme les points devant l’infini. »

Exposant aux Spirites belges ses vues sur les groupes et sociétés spirites, il rappelle ce que déjà il avait dit à Lyon en 1861 : « Mieux vaut donc dans une ville cent groupes de dix à vingt adeptes, dont aucun ne s’arroge la suprématie sur les autres, qu’une seule société qui les réunirait tous. Ce fractionnement ne peut nuire en rien à l’unité des principes, dès lors que le drapeau est unique et que tous marchent au même but. » R. S. 1864, p. 308. Les sociétés nombreuses ont leur raison d’être au point de vue de la propagande, mais pour les études sérieuses et suivies, il est préférable d’en faire l’objet des groupes intimes.

 

Le 1er août 1865, Allan Kardec fit paraître un nouvel ouvrage : Le Ciel et l’Enfer ou la Justice divine selon le Spiritisme. R. S. 1865, p. 287 : « La première partie de cet ouvrage, intitulée Doctrine, contient l’examen comparé des diverses croyances sur le ciel et l’enfer, les anges et les démons, les peines et les récompenses futures ; le dogme des peines éternelles y est envisagé d’une manière spéciale et réfuté par des arguments tirés des lois mêmes de la nature, et qui en démontrent non seulement le côté illogique, déjà signalé cent fois, mais l’impossibilité matérielle. Avec les peines éternelles tombent naturellement les conséquences qu’on avait cru pouvoir en tirer. La seconde partie renferme de nombreux exemples à l’appui de la théorie, ou mieux qui ont servi à établir la théorie. »

 

Les succès étonnants du Spiritisme, son développement presque incroyable, lui suscitent de nombreux ennemis, et, à mesure qu’il grandit, grandit aussi la tâche d’Allan Kardec, Le Maître a une volonté de fer, une puissance de combativité extraordinaire ; c’est un travailleur infatigable ; debout en toute saison dès 4 heures et demie, il répond à tout, aux polémiques véhémentes dirigées contre le Spiritisme, contre lui-même ; aux nombreuses correspondances qui lui sont adressées, à la direction de la Revue Spirite et de la Société parisienne des études spirites, à l’organisation du Spiritisme, à la préparation de ses ouvrages. A ce surmenage physique et intellectuel, sa santé s’épuise, et à plusieurs reprises les Esprits doivent le rappeler à l’ordre afin de l’obliger à ménager sa santé. Mais il sait qu’il ne doit durer que dix années en tout; de nombreuses communications l’ont prévenu de ce terme et lui ont même annoncé que sa tâche ne se finira que dans une nouvelle existence qui suivra de près sa prochaine désincarnation ; aussi ne veut-il perdre aucun instant pour donner au Spiritisme tout ce qui est en son pouvoir de force, de vitalité.

 

Un rêve instructif

R. S. 1866.1 p. 172 : « Pendant la dernière maladie que nous avons faite dans le courant d’avril 1866, nous étions sous l’empire d’une somnolence et d’une absorption presque continuelles ; dans ces moments-là nous rêvions constamment à des choses insignifiantes, et auxquelles nous ne prêtions aucune attention ; mais la nuit du 24 avril, la vision offrit un caractère si particulier que nous en fûmes vivement frappés. Dans un lieu qui ne rappelait rien à notre souvenir et qui ressemblait à une rue, se trouvait une réunion d’individus qui causaient ensemble ; dans le nombre, quelques-uns seulement nous étaient connus en rêve, mais sans que nous puissions les désigner nominativement. Nous considérions cette foule et nous cherchions à saisir l’objet de la conversation, lorsque tout à coup parut dans l’angle d’une muraille une inscription en petits caractères, brillants comme du feu, et que nous nous efforcions de déchiffrer ; elle était ainsi conçue : Nous avons découvert que le caoutchouc roulé sous la roue fait une lieue en dix minutes pourvu que la route... Pendant que nous cherchions la fin de la phrase, l’inscription s’effaça peu à peu, et nous nous réveillâmes. Dans la crainte d’oublier ces singulières paroles, nous nous hâtâmes de les transcrire. Quel pouvait être le sens de cette vision, que rien absolument dans nos pensées ni dans nos préoccupations ne pouvait avoir provoquée ? Ne nous occupant ni d’inventions ni de recherches industrielles, ce ne pouvait être un reflet de nos idées. Puis, que voulait signifier ce caoutchouc qui, roulé sous une roue, fait une lieue en dix minutes ? Était-ce la révélation de quelque nouvelle propriété de cette substance ? Serait-elle appelée à jouer un rôle dans la locomotion ? Voulait-on nous mettre sur la voie d’une découverte ? Mais pourquoi s’adresser à nous plutôt qu’à des hommes spéciaux, ayant les loisirs de faire les études et les expériences nécessaires ? Cependant ce rêve était trop caractéristique, trop spécial, pour être rangé parmi les rêves de fantaisie; il devait avoir un but ; quel était-il ? C’est ce que nous cherchions inutilement. » S’il eût été donné à Allan Kardec de vivre quelques années de plus, il aurait pu se rendre compte de la réalité et de l’importance de ce rêve et du rôle primordial réservé au caoutchouc dans la locomotion des bicyclettes dont la vitesse dépasse souvent celle rêvée et de son emploi dans les pneus des autos qui dans leur course vertigineuse sont arrivés à quintupler souvent cette vitesse.

 

En 1867, Allan Kardec a fait un rapide voyage à Bordeaux, Tours et Orléans, puis il se remet à la besogne pour publier en janvier 1868 la Genèse, les Miracles et les Prédictions selon le Spiritisme. Cet ouvrage est des plus importants, car il est, au point de vue scientifique, la synthèse des quatre volumes déjà parus.

Allan Kardec s’occupe ensuite d’un projet d’organisation du Spiritisme par lequel il espère donner plus de vigueur, plus d’action à la philosophie dont il s’est fait l’apôtre ; il cherche à en développer le côté pratique et lui faire rapporter ses fruits. Le but constant de ses préoccupations est de savoir qui le remplacera dans son oeuvre, car il sent que sa fin est prochaine et la constitution qu’il élabore a précisément pour but de pourvoir aux besoins futurs de la Doctrine Spirite[9].

Dès les premières années du Spiritisme, Allan Kardec avait acheté, avec le produit de ses ouvrages pédagogiques, 2 666 mètres carrés de terrain, avenue de Ségur, derrière les Invalides ; cet achat ayant épuisé ses ressources, il fit au Crédit foncier un emprunt de 50 000 francs pour faire construire sur ce terrain six petites maisonnettes avec jardin ; il nourrissait la douce espérance de se retirer dans l’une d’elles, la villa Ségur, et d’en faire après lui une maison de retraite où pourraient se réfugier sur leurs vieux jours les défenseurs indigents du Spiritisme.

En 1869, la Société Spirite était en voie de réorganisation et allait être reconstituée sur de nouvelles bases en société anonyme, au capital de 40 000 francs, divisé en quarante parts de 1 000 francs pour l’exploitation de la librairie et de la Revue Spirite et des ouvrages d’Allan Kardec. La nouvelle société devait s’installer le 1er avril, dans la rue de Lille, au n° 7. Allan Kardec, dont le bail, passage Sainte-Anne, était sur le point d’être terminé, comptait se retirer à la villa Ségur pour travailler plus activement aux ouvrages qui lui restaient à écrire et dont le plan et les documents étaient déjà réunis. Il était donc dans tous ses préparatifs de changement de domicile nécessité par l’extension de ses nombreux travaux, lorsque le 31 mars la maladie de cœur qui le minait sourdement eut raison de sa robuste constitution et l’enleva comme un coup de foudre à l’affection de ses disciples. Cette perte fut immense pour le Spiritisme, qui voyait disparaître en lui son fondateur et son puissant propagateur et jeta dans une profonde consternation tous ceux qui l’avaient connu et l’avaient aimé.

« M.Hippolyte-Léon-Denizard Rivail-Allan Kardec est décédé à Paris, 59, passage Sainte-Anne, IIe arrondissement et mairie de la Banque, le 31 mars 1869, à l’âge de 65 ans, succombant de la rupture d’un anévrisme. » Quelques instants après, la dépêche suivante apprenait aux Spirites lyonnais la fatale nouvelle : « Monsieur Allan Kardec est mort, on l’enterre vendredi. » Cette mort si prompte, si imprévue fut une douloureuse surprise pour tous les amis de ce grand penseur et jeta dans une douloureuse stupeur ses nombreux disciples. Les deux lettres suivantes, adressées à M. Finet, nous donneront, avec des détails sur la mort d’Allan Kardec et sur ses funérailles, une faible idée de l’état d’esprit de tous, de la douleur profonde de chacun, et des unanimes regrets qui accompagnèrent la dépouille mortelle d’Allan Kardec à sa dernière demeure :

Paris, le 31 mars 1869

Amis,

Maintenant que je suis un peu plus calme, je vous écris ; en vous envoyant ma dépêche, j’ai peut-être agi un peu brutalement, mais il me semblait que vous deviez savoir de suite cette mort. Voici quelques détails : il est mort ce matin entre onze heures et midi, subitement, en donnant un numéro de la Revue à un commis de librairie qui venait de l’acheter ; il s’est affaissé sur lui-même sans proférer une seule parole ; il était mort ; il était seul chez lui, rue Sainte-Anne, rangeant ses livres et papiers pour son déménagement qui était commencé et qui devait se terminer demain, son concierge, monté aux cris de la bonne et du commis, l’a relevé, rien, plus rien ; Delanne, accouru en toute hâte, l’a frictionné, magnétisé, mais en vain, c’était fini.

Je viens de le voir, j’ai pénétré dans l’entrée toute encombrée d’ustensiles de ménage ; la porte de la salle des séances grande ouverte m’a laissé voir le désordre d’un apprêt pour le départ ; introduit dans le petit salon que vous connaissez bien, avec son tapis rouge et ses meubles antiques, j’ai tout d’abord aperçu Mme Kardec assise à la place du canapé faisant face à la cheminée ; M. Delanne à ses côtés ; en face d’eux, sur deux matelas jetés à terre, auprès de la porte de la petite salle à manger, gisait le corps, restes inanimés de celui que nous aimions tous. Sa tête, couverte à son sommet par un mouchoir blanc, noué sous le menton, laissant voir la face entière, semblant reposer doucement et goûter le plaisir doux et calme du devoir accompli. Rien de hideux n’avait marqué le passage de la mort; moins le souffle, il dormait. Sur son corps étendu, était jetée une couverture en laine blanche qui vers les épaules laissait apercevoir le collet de sa robe de chambre, seul vêtement qu’il eût quand il a été frappé ; à ses pieds, jetés, au hasard du déchaussé, ses pantoufles et ses bas semblaient avoir encore la chaleur de son corps. C’était triste, et pourtant, un sentiment de douce quiétude pénétrait l’âme ; tout dans la maison était désordre, chaos, mort ; et tout y semblait calme, riant et doux forcément, en face de ces restes, on songeait à l’avenir.

Je vous ai dit que c’était vendredi que nous l’enterrions, nous ne savons pas encore à quelle heure ; ce soir son corps est veillé par Desliens et Tailleur ; demain par Delanne et Morin. On est à la recherche de ses papiers, de ses volontés dernières, en tant qu’il les ait écrites ; dans tous les cas, l’enterrement sera purement civil. Je vous écrirai et vous donnerai des détails de la cérémonie. Demain, je crois, on doit aviser à nommer un comité des spirites les plus attachés à la cause, ceux qui peuvent le mieux connaître ses besoins afin d’attendre et de savoir ce qu’il y aura à faire.

Tout à vous de cœur.

Votre ami,

Signé :  Muller

 

 

            Paris, le 4 avril 1869

Amis,

Une bien grande feuille : la remplirai-je ce soir ? Courbaturé, rompu, je commence à peine à revenir d’une émotion bien naturelle, n’est-ce pas ? Il me semble avoir rêvé, et pourtant, je n’ai et je ne puis avoir la triste consolation de l’illusion. C’est bien une réalité ; vérité brutale, sanctionnée par un fait : mais je suis ainsi fait que ma pensée ne peut s’accoutumer à l’idée qu’il n’est plus. Qu’il n’est plus, comprenez bien ce que ma plume veut dire ; car ce que pense mon cœur dément ce qu’elle exprime. Pourtant c’est bien vrai ; vendredi nous avons, au champ du repos, conduit la dépouille mortelle ; et le lugubre bruit de la terre recouvrant son cercueil s’est répercuté dans les échos de mon cœur ; que vous dirai-je ?... que j’ai souffert et n’ai point pleuré !

Mon intention, la triste cérémonie funèbre accomplie, était de vous écrire aussitôt, mais ma pensée paralysée et mon corps abattu n’ont point voulu que mon cœur eût ce doux soulagement; je n’ai pu ! Voici, autant que mes souvenirs peuvent être exacts, les détails de la cérémonie : à midi précise, le convoi se mettait en marche un corbillard modeste, seul, ouvrait la marche, entraînant après lui, doucement pressée, la foule bien nombreuse de tous ceux qui avaient pu se trouver à ce dernier rendez-vous. Le deuil était conduit par M. Levent, vice-président de la Société ; à sa gauche, M. Tailleur, à sa droite, M. Morin ; après venaient les médiums, le comité, la Société tout entière ; puis la foule des amis, des sympathisants ; ensuite les intéressés de tout genre, les officieux et les désœuvrés  fermaient la marche ; en tout, mille à douze cents personnes.

Le convoi a suivi la rue de Grammont, traversé les grands boulevards, la rue Laffitte, Notre-Dame-de-Lorette, rue Fontaine, les boulevards extérieurs (Clichy) et a fait son entrée au cimetière Montmartre, au milieu de la foule de ceux qui l’avaient précédé ; bien loin, là-bas, plus loin encore, au fond du cimetière, une fosse béante attendait, à l’envi, les curieux rompant les rangs pour venir prendre place dans l’espoir des discours (pauvres gens) ; la corde du fossoyeur enroule la bière qui descend lentement au fond de l’abîme : un grand silence se fait ! Le vice-président s’avance sur le bord du gouffre et sa voix touchante, pénétrée, convaincue, au nom de la Société, demande au mort ses conseils et lui dit, non pas adieu, mais au revoir. Camille Flammarion sur un tertre élevé, placé là par le hasard, prend la parole, au nom de la science unie au Spiritisme, et d’une façon énergique, affirme aux yeux de tous la foi qui l’anime. Ensuite vint Delanne qui, parlant au nom de nos frères de province, a promis à l’Esprit que tous suivraient la voie par lui si laborieusement tracée. Un quatrième et dernier discours a été prononcé par notre collègue M. Barrot. Chaque orateur s’adressant à l’Esprit Allan Kardec, lui disait : Veille sur nous, veille sur tes oeuvres, toi qui possèdes aujourd’hui toute ta liberté.

Rien dans les paroles des orateurs ne ressemblait à ces tristes oraisons funèbres qui désespèrent le cœur par ces mots : Adieu, je ne te reverrai plus. Loin de nous cette triste pensée, le Spiritisme nous donne une plus large part de consolation et tous les discours prononcés sur la tombe du Maître furent terminés par ces rassurantes paroles : Au revoir, ami bien cher à nos cœurs, au revoir dans un monde meilleur, puissions-nous, comme toi, accomplir notre mission sur la terre.

Bientôt la foule se dispersa, allant à ses affaires ou à ses réflexions. La Société devait se réunir au local de la rue Sainte-Anne, pour solliciter une évocation: chacun de son côté s’y rendit avec empressement. Six communications furent obtenues.

Tout à vous.

Signé  Muller

 

Ainsi que le dit M. Muller, quatre discours furent prononcés sur la tombe du Maître : le premier par M. Levent, au nom de la Société Spirite de Paris, le second par M. Camille Flammarion, qui ne fit pas seulement une esquisse du caractère de M. Allan Kardec et du rôle de ses travaux dans le mouvement contemporain, mais encore et surtout un exposé de la situation des sciences physiques au point de vue du monde invisible, des forces naturelles inconnues, de l’existence de l’âme et de son indestructibilité. M. Alexandre Delanne prit ensuite la parole au nom des Spirites des centres éloignés, puis M. E. Muller, au nom de la famille et de ses amis, adressa au cher défunt les dernières paroles d’adieu. Nous ne savons pour quelles raisons M. Muller attribue à son collègue Barrot le discours si vibrant qu’il avait lui-même prononcé au nom de la famille, nous n’en chercherons point la cause, elle tient probablement à ce que l’un était le pseudonyme de l’autre. Des quatre discours dont il vient d’être parlé, nous croyons devoir reproduire celui prononcé par M. Levent au nom de la Société Spirite de Paris :

 

« Messieurs,

Je viens au nom de la Société Spirite de Paris dont j’ai l’honneur d’être vice-président, exprimer ses regrets de la perte cruelle qu’elle vient de faire en la personne de son vénéré Maître, M. Allan Kardec, mort subitement avant-hier mercredi, dans les bureaux de la Revue. A vous, messieurs, qui, chaque vendredi, vous réunissiez au siège de la Société, je n’ai nul besoin de rappeler cette physionomie, à la fois bienveillante et austère, ce tact parfait, cette justesse d’appréciation, cette logique supérieure et incomparable qui nous semblait inspirée. A vous qui partagiez tous les jours de la semaine les travaux du Maître, je ne retracerai pas ses labeurs continuels, ses correspondances avec les quatre parties du monde qui, toutes, lui envoyaient des documents sérieux, classés aussitôt dans sa mémoire et recueillis pieusement pour être soumis au creuset de sa haute raison et qui forment, après un travail d’élaboration scrupuleuse, les éléments de ces précieux ouvrages que vous connaissez tous.

Ah ! Si, comme à nous, il vous était donné de voir dans cette masse de matériaux accumulés dans le cabinet de travail de cet infatigable penseur, si, avec nous, vous aviez pénétré dans le sanctuaire de ses méditations, vous verriez ces manuscrits, les uns presque terminés, les autres en cours d’exécution, d’autres enfin à peine ébauchés, épars çà et là, et qui semblent dire : où donc est notre Maître, toujours si matinal à l’œuvre !

Ah ! Plus que jamais, vous vous écrieriez aussi, avec des accents de regrets tellement amers, qu’ils en seraient presque impies : faut-il que Dieu ait rappelé à lui l’homme qui pouvait encore faire tant de bien ; l’intelligence si pleine de sève, le phare enfin, qui nous a tirés des ténèbres et nous a fait voir ce monde nouveau bien autrement vaste, bien autrement admirable, que celui qu’immortalisa le génie de Christophe Colomb ? Ce monde, dont il avait à peine commencé à nous faire la description, et dont nous pressentions déjà les lois fluidiques et spirituelles. Mais rassurez-vous, messieurs, par cette pensée tant de fois démontrée et rappelée par notre président : Rien n’est inutile dans la nature, tout a sa raison d ‘être, et ce que Dieu fait est toujours bien fait.  Ne ressemblons pas à ces enfants indociles, qui, ne comprenant pas les décisions de leur père, se permettent de le critiquer et parfois de le blâmer.

Oui, messieurs, j’en ai la conviction profonde et je vous l’exprime hautement: le départ de notre cher et vénéré Maître était nécessaire ! Ne serions-nous pas d’ailleurs des ingrats et des égoïstes, si, ne pensant qu’au bien qu’il nous faisait, nous oubliions le droit qu’il avait acquis d’aller prendre quelque repos dans la céleste patrie, où tant d’amis, tant d’âmes d’élite l’attendaient et sont venues le recevoir après une absence qui, à eux aussi, a paru bien longue.

Oh ! Oui, c’est joie, c’est grande fête là-haut, et cette joie n’a d’égal que la tristesse et le deuil que nous cause son départ parmi nous, pauvres exilés, dont le temps n’est pas encore venu ! Oui, le Maître avait accompli sa mission ! C’est à nous qu’il appartient de poursuivre son oeuvre, à l’aide des documents qu’il nous a laissés, et de ceux, plus précieux encore, que l’avenir nous réserve ; la tâche sera facile, soyez-en sûrs, si chacun de nous ose s’affirmer courageusement ; si chacun de nous a compris que la lumière qu’il a reçue doit être propagée et communiquée à ses frères ; si chacun de nous, enfin, a la mémoire du cœur envers notre regretté président, et sait comprendre le plan d’organisation qui a nus le dernier cachet à son oeuvre.

Nous continuerons donc tes labeurs, cher Maître, sous ton effluve bienfaisant et inspirateur ; reçois-en ici la promesse formelle. C’est la meilleure marque d’affection que nous puissions te donner. Au nom de la Société Parisienne des Études Spirites, nous te disons non adieu, mais au revoir, à bientôt. »

 

Du discours de M. E. Muller rappelons aussi les passages suivants qui méritent de retenir notre attention : « Je parle au nom de sa veuve, de celle qui fut sa compagne fidèle et heureuse., pendant trente-sept ans d’un bonheur sans nuages et sans mélange, de celle qui partagea ses croyances et ses travaux, ainsi que ses vicissitudes et ses joies ; qui, restée seule aujourd’hui, est fière de la pureté des mœurs, de l’honnêteté absolue et du désintéressement sublime de son époux. C’est elle qui nous donne à tous l’exemple du courage, de la tolérance, du pardon des injures et du devoir scrupuleusement accompli. Je parle aussi au nom de tous les amis, présents ou absents, qui ont suivi, pas à pas, la carrière laborieuse qu’Allan Kardec a toujours honorablement parcourue; de ceux qui veulent honorer sa mémoire, en rappelant quelques traits de sa vie. Et d’abord, je veux dire pourquoi son enveloppe mortelle a été conduite ici directement, sans pompe et sans autres prières que les vôtres ! Était-il besoin de prières pour celui dont toute la vie ne fut qu’un long acte de piété, d’amour pour Dieu et pour l’humanité ? Ne fallait-il pas que tous puissent se joindre à nous dans cette commune démarche qui affirme notre estime et notre affection ! »

 

La tolérance absolue était la règle d’Allan Kardec. Ses amis, ses disciples appartiennent à toutes les religions : israélites, mahométans, catholiques et protestants de toutes sectes ; à toutes les classes : riches, pauvres, savants, libres-penseurs, artistes, ouvriers, etc. Tous ont pu venir jusqu’ici, grâce à cette mesure qui n’engageait aucune conscience et qui sera d’un bon exemple. Dans cette assistance si nombreuse, si complexe, les regrets étaient unanimes et chacun avait à cœur de rendre hommage au grand philosophe que fut Allan Kardec dont le nom brillera à travers les âges, comme un puissant météore à l’aurore du Spiritisme. 

 

Mme Allan Kardec avait 74 ans à la mort de son époux; elle lui survécut jusqu’en 1883. Le 21 janvier elle s’éteignit, à l’âge de 89 ans, sans héritier direct, n’ayant pas eu d’enfant. On aurait tort de croire qu’en raison de ses travaux, Allan Kardec devait être un personnage toujours froid, austère ; il n’en est rien cependant : ce grave philosophe, après avoir discuté les points les plus ardus de la psychologie ou de la métaphysique transcendantale, se transformait subitement en rieur bon enfant et bon vivant, sachant se mettre à portée de tous, même des plus humbles, et ayant un talent tout particulier, pour distraire les invités qu’il recevait à sa table, et auxquels il savait, si gentiment, faire partager sa gaieté communicative. Dans une vieille correspondance, retrouvée à l’instant par un heureux hasard, je relève les passages suivants, écrits sur Allan Kardec par un de ses commensaux[10] :

«Les lettres anonymes, les trahisons, les insultes et le dénigrement systématique suivaient ce laborieux, ce génie bienfaisant, et lui faisaient, moralement, des blessures inguérissables ; bâti pour vivre cent ans il avait un cœur de sensitif ; l’injustice, surtout celle des spirites bavards et inconsidérés, lui perçait le cœur et fut la cause de l’anévrisme qui l’emporta à 65 ans, alors qu’il avait encore tant à faire. Levé à 4 heures et demie du matin, en toutes saisons, il écrivait pour faire face à la correspondance, à ses compositions nouvelles, aux réceptions, aux séances du vendredi. Souvent il venait nous voir, aux moments de fatigue et, assis à ma table, il riait comme jadis, trouvant des anecdotes charmantes, des mots gaulois pour nous distraire, et stimulés, nous mêlions notre note à la sienne. Après, il reprenait gaiement sa chaîne. Tous les dimanches, surtout dans les derniers jours de sa vie, il conviait des amis à dîner, à sa villa Ségur; alors ce grave philosophe, après avoir discuté avec des docteurs les points les plus hardis et les plus controversés de la doctrine, s’ingéniait pour nous distraire ; il se faisait enfant, tout simplement pour procurer une douce gaieté à ses convives, et il avait un génie spécial pour le faire dignement, sobrement, gentiment, en y mêlant une note particulière d’amicale bonhomie. Pendant le repas, on annonçait parfois un plat spécial venu de très loin ; on l’apportait avec des précautions minutieuses et chacun de le considérer avec respect. Le moment venu, il enlevait le couvercle, et se présentait une chose minuscule que gravement il partageait entre 10 et 12 convives. Alors le Maître qui jouissait de la stupéfaction générale, se riait de notre surprise et nous expliquait ce qu’était ce mets, sa provenance, le mode d’envoi, sa nécessité, son pourquoi, avec des considérations ingénieuses et savantes, qui nous charmaient et nous prouvaient que le Maître eût pu devenir un grand naturaliste.

Que de fois nous avons appris que bien des éprouvés avaient trouvé auprès de lui secours moral efficace et secours matériel qui ne l’était pas moins ; de cela il ne disait mot, celant à l’oubli ses bonnes oeuvres. Les obligés furent trop souvent des ingrats, la reconnaissance étant un fardeau trop lourd à porter pour certaines natures insuffisamment évoluées. Il nous disait : Plus nous irons, et plus ceux qui se dévoueront à notre cause auront besoin de patience, d’oubli des injures et d’élever haut leur cœur et leur intelligence pour ne point s’abandonner au souci et à la désespérance. S’ils résistent avec énergie, les bons guides les aideront à porter le bon et le salutaire fardeau. Il avait raison : l’expérience l’ayant renseigné, il fut de ceux qui ont porté leur croix tout le long du calvaire, qui les conduisit à la mort corporelle, et qui cependant ont résisté à tout ce qui pouvait les énerver et les contraindre à tout abandonner. »

 

Tous les journaux de l’époque se sont occupés de la mort d’Allan Kardec et ont essayé d’en supputer les conséquences. Voici, à titre de mémoire, ce qu’écrivait à ce sujet M. Pagès de Noyez dans le Journal de Paris du 3 avril 1869 : Celui qui, si longtemps, occupa le monde scientifique et religieux sous le pseudonyme d’Allan Kardec, avait pour nom Rivail et est décédé à l’âge de 65 ans. Nous l’avons vu couché sur un simple matelas, au milieu de cette salle des séances qu’il présidait depuis de longues années; nous l’avons vu, la figure calme, comme s’éteignent ceux que la mort ne surprend pas, et qui, tranquilles sur le résultat d’une vie honnêtement et laborieusement remplie, laissent comme un reflet de la pureté de leur âme sur ce corps qu’ils abandonnent à la matière.

Résignés dans la foi d’une vie meilleure et la conviction de l’immortalité de l’âme, de nombreux disciples étaient venus donner un dernier regard à ces lèvres décolorées qui, hier encore, leur parlaient le langage de la terre. Mais ils avaient déjà la consolation d’outre-tombe ; l’esprit d’Allan Kardec était venu leur dire quels avaient été ses déchirements, quelles ses impressions premières, quels de ses prédécesseurs dans la mort étaient venus aider son âme à se dégager de la matière. Si "le style, c’est l’homme", ceux qui ont connu Allan Kardec vivant ne peuvent qu’être émus par l’authenticité de cette communication spirite.

La mort d’Allan Kardec est remarquable par une coïncidence étrange. La Société formée par ce grand vulgarisateur du Spiritisme venait de prendre fin. Le local abandonné, les meubles disparus, plus rien ne restait d’un passé qui devait renaître sur des bases nouvelles. A la fin de la dernière séance, le président avait fait ses adieux ; sa mission remplie, il se retirait de la lutte journalière pour se consacrer tout entier à l’étude de la philosophie spiritualiste. D’autres, plus jeunes - des vaillants ! - devaient continuer l’œuvre et, forts de leur virilité, imposer la vérité par leur conviction.

A quoi bon raconter les détails de la mort ? Qu’importe la façon dont l’instrument est brisé, et pourquoi consacrer une ligne à ces morceaux désormais rentrés dans l’immense mouvement des molécules ? Allan Kardec est mort à son heure. Par lui est clos le prologue d’une religion vivace qui, irradiant chaque jour, aura bientôt illuminé l’humanité. Nul mieux qu’Allan Kardec ne pouvait mener à bonne fin cette oeuvre de propagande à laquelle il fallait sacrifier les longues veilles qui nourrissent l’esprit, la patience qui enseigne à la longue, l’abnégation qui brave la sottise du présent pour ne voir que le rayonnement de l’avenir. Allan Kardec, par ses oeuvres, aura fondé le dogme pressenti par les sociétés les plus anciennes. Son nom, estimé comme celui d’un homme de bien, est dès longtemps vulgarisé par ceux qui croient et par ceux qui craignent. Il est difficile de réaliser le bien sans froisser les intérêts établis. Le Spiritisme détruit bien des abus, il relève bien des consciences endolories en leur donnant la conviction de l’épreuve et la consolation de l’avenir.

Les Spirites pleurent aujourd’hui l’ami qui les quitte, parce que notre entendement matériel, pour ainsi dire, ne peut se plier à cette idée de passage ; mais, le premier tribut payé à cette infériorité de notre organisme, le penseur relève la tête, et vers ce monde invisible qu’il sent exister au-delà du tombeau, il tend la main à l’ami qui n’est plus, convaincu que Esprit nous protège toujours. Le Président de la Société Spirite de Paris est mort, mais le nombre des adeptes s’accroît tous les jours, et les vaillants que le respect pour le Maître laissait au second rang, n’hésiteront pas à s’affirmer pour le bien de la grande cause. Cette mort, que le vulgaire laissera passer indifférente, n’en est pas moins un grand fait dans l’humanité. Ce n’est plus le sépulcre d’un homme, c’est la pierre tumulaire comblant ce vide immense que le matérialisme avait creusé sous nos pieds et sur lequel le Spiritisme répand les fleurs de l’espérance. »

 

Un point sur lequel je n’ai pas attiré votre attention, mais que je dois signaler en terminant, c’est la charité vraiment chrétienne d’Allan Kardec ; de lui on peut dire que la main gauche ignora toujours le bien que faisait la main droite, et que celle-ci ne connut pas non plus les morsures que faisaient à l’autre ceux pour qui la reconnaissance est un fardeau trop lourd à supporter. Lettres anonymes, insultes, trahisons, dénigrements systématiques, rien ne fut épargné cependant à ce vaillant lutteur, à cette âme virile et grande, entrée tout d’un bloc dans I’immortalité.

La dépouille mortelle d’Allan Kardec n’avait été déposée que provisoirement au cimetière de Montmartre. A la suite d’une entente entre la Société et Mme veuve Allan Kardec, une place fut achetée au cimetière du Père-Lachaise, et un monument ayant la forme d’un dolmen reçut les restes de notre Maître bien-aimé et le corps de son épouse est venu l’y rejoindre.

C’est là que depuis le 31 mars 1870 se réunissent tous les ans, au même jour, les disciples fidèles d’Allan Kardec, heureux de pouvoir lui donner ce gage de leur affection et de leur reconnaissance. Pour honorer sa mémoire, comme elle le mérite, efforçons-nous de suivre ses conseils et surtout de pratiquer ses vertus. C’est dans ce but que je réitère à nos amis ce pressant appel que je leur adressais déjà dans Le Spiritisme à Lyon :

 

« Nos aînés, ceux que la mort a déjà couchés si nombreux dans le sillon, étaient avant tout imbus des principes d’Allan Kardec; ils avaient reçu directement les leçons et les principes du Fondateur de la Philosophie Spirite, et ils s’efforçaient de les mettre en pratique en y conformant leur conduite. Étudiant avant tout la morale spirite, ils y cherchaient la foi raisonnée qui éclaire et console, et la force contre les épreuves de l’existence, contre les adversités méritées ou voulues qui nous accompagnent sur cette terre d’épreuves. Pour eux, le phénomène spirite avait, certes, le mérite d’être la base de l’édifice spirite, mais la morale qui découlait du phénomène lui était de beaucoup supérieure. Depuis, les recherches scientifiques, ou prétendues telles, ont porté les expérimentateurs vers le côté phénoménologique ; on s’attache beaucoup plus à la manifestation tangible qu’à la sanction morale qui en résulte, et en agissant de la sorte, à mon avis, on délaisse la proie pour l’ombre. Aussi la croyance raisonnée, la foi ardente et sincère, le sentiment du devoir vont s’affaiblissant, remplacés par une curiosité maladive, incapable des nobles dévouements, des élans généreux et de cette ardeur de prosélytisme dont nous trouvons tant d’exemples dans la conduite de nos aînés. Revenons, mes amis, aux sentiments de nos devanciers, à leur foi éclairée et consciente, à leur désintéressement ; étudions avant tout la Philosophie Spirite pour la mieux connaître et y conformer notre conduite. Redevenons les adeptes de la troisième catégorie dont parlait Allan Kardec. Ne recherchons dans le Spiritisme qu’un moyen de nous perfectionner, de nous améliorer et non un tréteau pour débiter des boniments et battre monnaie. Soyons les fidèles disciples d’Allan Kardec ; souvenons-nous que le Maître a dit: "Il ne sert à rien de croire aux manifestations spirites si l’on ne conforme sa conduite à ses principes" ; le véritable spirite est celui dont on peut dire - "Il vaut mieux aujourd’hui qu’hier." Que tel soit le seul jugement qu’on puisse porter sur nous, si nous voulons être dignes de nos devanciers, si nous voulons rester les véritables disciples d’Allan Kardec. Haut les cœurs, mes amis, unissons-nous, soutenons-nous, aidons-nous dans la recherche du bien et du beau, pour le triomphe de la justice et de la vérité, et pour la diffusion toujours plus grande de la Philosophie Spirite telle que nous l’enseigna Allan Kardec. »


[1] La maison où naquit Allan Kardec a disparu lors de l’élargissement et du redressement de la rue Sala de 1840 à 1852, à la suite des inondations de 1840.

[2] Eglise Saint-Denis de la Croix-Rousse qui ne faisait alors pas partie de Lyon.

[3] Ce document est établi sur papier timbré coûtant 25 centimes.

[4] Ces renseignements me furent fournis par M. G. Leymarie en 1896.

[5] Cette date est restée en blanc sur le manuscrit d’Allan Kardec.

[6] La 2ème édition parut en avril 1860, la 3ème en août 1860, la 4ème en février 1861, soit trois éditions en moins d'un an.

[7] Ceux du Spiritisme.

[8] Ces sommes s'élevaient à cette époque au total de 14 100 fr dont l'emploi, au profit exclusif de la doctrine, est justifié par les comptes.

[9] Ce travail très important est publié dans la Revue Spirite de décembre 1868, c'est comme un testament philosophique d'Allan Kardec et l'indication de la ligne de conduite à suivre pour assurer la bonne marche et le triomphe définitif du Spiritisme.

[10] M. P. G. Leymarie.

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