Le Centre Spirite Lyonnais Allan Kardec


Chapitre II
Réalisation de la souveraine conscience

— Ce qu'il y a « d'essentiel » dans l'univers est indestructible et éternel ; permanent à travers les apparences transitoires des choses.
— Ce qu'il y a d'essentiel dans l'univers passe, par l'évolution, de l’inconscient au conscient.
— La conscience individuelle fait partie intégrante de ce qu'il y a d'essentiel dans l'univers et évolue, indestructible et éternelle elle-même, de l'inconscient au conscient.
De ces trois données primordiales de notre philosophie, la première est admise unanimement. Elle est à la base, du moins, de tous les grands systèmes philosophiques de tous les temps.
La repousser, ce serait proclamer la banqueroute absolue de l'esprit philosophique ; ce serait nier la philosophie même. D'ailleurs, cette donnée n'est plus seulement aujourd'hui une vue de l'esprit, vue géniale, certes, mais vue à priori. Elle repose, nous l'avons démontré, sur une base positive solide.
L'intuition, le raisonnement et les faits sont d'accord pour nous montrer, sous les innombrables représentations formelles, temporaires et spatiales, donc illusoires comme le temps et l'espace, un dynamo-psychisme seul doué d'unité et de permanence, c'est-à-dire seul réel.
— La deuxième notion, bien que prêtant davantage à discussion, est imposée vraiment par toutes les considérations relatives à l'évolution. Le passage de l'inconscient au conscient est ce qu'il y a de plus frappant, de moins niable dans l'évolution. La progression des espèces et des êtres comporte des tâtonnements, des erreurs, des arrêts et même des régressions ; mais le développement conscientiel, dans son ensemble, est ininterrompu.
Il y a plus de conscience générale à l'époque secondaire, époque des reptiles, qu'à l'époque primaire, époque des invertébrés et des poissons ; et plus de conscience générale encore à l'époque tertiaire, époque des mammifères et à l'époque quaternaire, époque de l'humanité.
Dans la comparaison des espèces entre elles, il n'est qu'un critérium certain de la supériorité évolutive : c'est celui de la conscience acquise. Ce qui fait cette supériorité, ce n'est pas la complexité ni la perfection organique ; ce n'est pas la puissance physique ; ce n'est pas l'adaptation à telle ou telle fonction privilégiée, le vol par exemple ; c'est uniquement le degré de conscience acquise.
Evoluer, c'est vraiment prendre conscience de son état réel, de l'état du monde ambiant, des rapports établis entre l'être vivant et son milieu, entre son milieu et le milieu universel.
Le développement des arts et des sciences, le perfectionnement des moyens mis en oeuvre pour nous soustraire à la douleur ou satisfaire à nos besoins ne sont pas en eux-mêmes des buts d'évolution. Ils ne sont que la conséquence de la réalisation du but essentiel, qui est l'acquisition d'une conscience de plus en plus vaste et tout progrès général est conditionné par l'augmentation préalable du champ de la conscience.
Tout cela n'est pas nié ni niable, et il n'est besoin que d'une induction parfaitement légitime pour admettre, au sommet de révolution et dans la mesure où nous pouvons concevoir ce sommet, la réalisation d'une conscience générale infiniment vaste et quasi-omnisciente, d'une conscience vraiment divine comportant la solution de tous les problèmes.
Le domaine de la conscience, comme nous l'avons dit, est appelé à se substituer peu à peu à l'océan primitif de l'inconscience dont il est issu.
Si les deux premières données de notre philosophie sont indiscutables et généralement indiscutées, il n'en est pas de même de la troisième. La permanence et le développement indéfini de la conscience individuelle sont niés par la plupart des philosophes, même par ceux qui ont professé notre conception générale des choses.
Averrhoes et Schopenhauer sont d'accord, à ce sujet, avec les matérialistes contemporains. Pour eux la conscience personnelle est fonction cérébrale, apparaît avec l'organisme et disparaît avec lui. Ce n'est, comme lui, qu'une représentation passagère et éphémère, liée indissolublement à sa propre représentation.
Nous soutenons, au contraire, que la conscience individuelle est partie intégrante de ce qu'il y a d'essentiel et de permanent dans l'Etre, qu'elle préexiste et survit à toutes les organisations successives, à toutes les objectivations ou représentations de l'essence éternelle ; conservant le souvenir intégral de ces représentations et s'augmentant, degré par degré, de toute expérience acquise par elles.
Sans doute, la permanence de la conscience individuelle est contraire aux apparences, parce que la majeure partie de son acquit demeure subconscient et latent pendant la durée d'une existence terrestre et il n'est pas étonnant que cette permanence n'apparaisse à la foule vulgaire comme une absurdité, à moins qu'elle ne soit, pour elle, simple article de foi.
Par contre, il est regrettable autant que surprenant qu'un philosophe aussi génial que Schopenhauer, ait partagé, sans la discuter, l'opinion de la foule.
La permanence de la conscience individuelle a en sa faveur, une double démonstration, démonstration scientifique et démonstration métaphysique. Il est tout naturel que la démonstration scientifique, basée sur des connaissances de fait encore ignorées du temps de Schopenhauer, ait échappé à ce dernier. Par contre, il est plus difficile de comprendre son aveuglement ou son parti pris vis à vis de la démonstration métaphysique.
Les preuves métaphysiques de la permanence de la conscience individuelle sont au nombre de deux.
Une première preuve nous est offerte par le spectacle même de la nature.
La nature, remarque Schopenhauer, semble, toujours et en tout, considérer la mort, cette mort si redoutable en apparence, comme un incident sans importance.
Elle exprime ce témoignage « en livrant la vie de chaque animal et de l'homme lui-même à la merci des hasards les plus insignifiants, sans intervenir pour la sauver.
— Considérez l'insecte placé sur votre chemin ; la moindre déviation, le mouvement le plus involontaire de votre pied décide de sa vie ou de sa mort.
Voyez la limace des bois, dépourvue de tout moyen de fuir, de résister, de donner le change à son adversaire, de se cacher, véritable proie pour le premier venu.
Voyez le poisson se jouer, inconscient, dans le filet prêt à se fermer ; la grenouille trouver dans sa propre paresse un obstacle à la fuite où elle trouverait le salut ; voyez l'oiseau qui ne sent pas le faucon planer sur lui ; les brebis que du fond du buisson le loup dénombre et couve du regard. Armés d'une courte prévoyance, tous ces êtres promènent sans malice leur existence au milieu des dangers qui les menacent à tout moment. Abandonner ainsi sans retour ces organismes construits avec un art inexprimable non seulement à l'instinct de pillage des plus forts, mais encore au hasard le plus aveugle, à la fantaisie du premier venu ou à l'espièglerie de l'enfant, n'est-ce pas, de la part de la nature, déclarer que l'anéantissement de ces individus lui est chose indifférente ? C'est ce qu'elle énonce très clairement, et elle ne ment jamais. Eh bien, si la mère de toutes choses s'inquiète aussi peu de jeter ses enfants sans protection entre mille dangers toujours menaçants, ce ne peut être que par l'assurance que, s'ils tombent, ils retombent dans son propre sein, où ils sont à l'abri, et qu'ainsi leur chute n'est qu'une plaisanterie... Si notre regard pénétrait assez loin au fond des choses, nous nous rangerions à l'avis de la nature. Aidés de la réflexion, nous devons expliquer cette sécurité absolue, cette indifférence de la nature en face de la mort des individus, par ce fait que la destruction d'un tel phénomène n'en atteint pas le moins du monde l'essence propre et véritable. »
L'argumentation du grand penseur ne concerne pas seulement la vie ; elle s'adapte merveilleusement à la conscience.
La conscience personnelle est aussi éphémère que la vie terrestre à laquelle elle semble liée. Bien mieux, la nature ne semble pas attacher de prix spécial au degré d'élévation et d'étendue de la conscience personnelle. Elle soumet aux mêmes aléas l'intellectualité inférieure de la foule imbécile, masse amorphe, poussière d'humanité et l'intellectualité supérieure des grands hommes qui s'efforcent de la guider ; la conscience élémentaire du moujik, à peine au-dessus, s il l'est, de l'animalité, et la conscience géniale d'un Newton, d'un Pasteur ou d'un Schopenhauer !
Abandonner ainsi sans retour ces intelligences merveilleuses, dont l'apparition a nécessité, dans l'évolution, des efforts séculaires inexprimables, intelligences qui synthétisent vraiment ce que cette évolution a réalisé de plus parfait, au hasard aveugle, à la merci de l'accident banal, à la contamination de l'organisme par un microbe ou simplement à son usure sénile, c'est, de la part de la nature, déclarer que la disparition de la conscience personnelle, si élevée soit-elle, lui est indifférente ou, ce qui revient au même, c'est déclarer que cette disparition n'est qu'une disparition apparente.
Oui, si la mère de toutes choses s'inquiète aussi peu de ce qu'elle a réalisé de mieux, la conscience personnelle, ce ne peut être que par l'assurance que, lorsque cette conscience personnelle semble disparaître, elle demeure à l'abri dans son propre sein.
Que notre regard pénètre assez loin au fond des choses et nous nous rangeons à l'avis de la nature.
Nous savons alors comment expliquer cette sécurité absolue, cette indifférence de la nature en présence de la disparition de la conscience personnelle : cette fin, en effet, n'est par la fin, car elle ne saurait atteindre l'essence propre et véritable de l'Etre, ni sa conscience réalisée, comme elle et avec elle, étincelle divine, préexistante, survivante, éternelle.
Qu'importe alors la mort ? Elle ne détruit qu'une apparence, une représentation temporaire. L'individualité vraie, indestructible, conserve en se les assimilant, toutes les acquisitions de la personnalité transitoire : puis, baignée de nouveau pour un temps dans l'eau du Léthé, elle va matérialiser une personnalité nouvelle et continuer ainsi son évolution indéfinie. Oui, c'est là ce que la nature nous enseigne, très clairement : et la nature ne ment jamais !
A cette première preuve métaphysique, vient s'en adjoindre une deuxième, non moins remarquable. Si la réalisation de la conscience est vraiment le résultat indéniable de l'évolution, il n'est plus possible de concevoir la disparition totale, l'anéantissement de la conscience de l'individualité.
Supposons, en effet, l'évolution générale très avancée, avancée idéalement jusqu'à un degré voisin de l'omniscience (et cette évolution à ce degré se réalisera nécessairement un jour). A la conscience universelle, omnisciente, rien ne saurait échapper, dans le temps ni dans l'espace, relativités sans valeur pour elle.
Dès lors, comment cette conscience universelle aurait-elle, en elle-même, toutes les connaissances hormis une seule, celle des états individuels réalisés pendant l'évolution ? Cela est impossible. La conscience universelle contiendra forcément la somme des consciences individuelles : elle en sera précisément le total.
Donc, de deux choses l'une : ou l'évolution ne réalise pas la conscience : ou, si elle la réalise, elle comporte nécessairement le souvenir et la notion de toutes les consciences.
Peu importe d'ailleurs, au point de vue philosophique, que ce souvenir et cette notion ne soient acquis que tardivement, au sommet idéal de l'évolution, alors que sera réalisée l'omniscience ; ce qui est essentiel, c'est qu'ils ne soient pas anéantis. La question temps est sans valeur. En somme, ce qu'il est permis philosophiquement de soutenir, et cela seulement, c'est que la conscience de
l'individualité se perd, temporairement, après la destruction de l'organisme ; mais non qu'elle peut être anéantie ; c'est qu'elle devient latente et reste latente, jusqu'à ce que la somme de conscience générale atteinte la fasse revivre, après l'avoir tirée de son sommeil.
Or, cette conception ne diffère de la nôtre que par une modalité philosophiquement sans importance, celle du temps. Essentiellement, elle est la même.
Telles sont les deux preuves métaphysiques en faveur de la permanence de la conscience individuelle.
Evidemment ces preuves n'ont que la valeur habituelle des démonstrations métaphysiques. Malgré leur force indéniable, elles ne sauraient tenir lieu de démonstration scientifique.
La démonstration scientifique, c'est tout notre livre. En se reportant aux chapitres précédents, le lecteur verra comment nous avons pu établir, nettement et positivement au moins comme le résultat d'un rigoureux calcul de probabilité, que la conscience individuelle reste indestructible et permanente, même quand elle devient ou demeure subconscience et latente.
Toute vie nouvelle, disons-nous, comporte une restriction temporaire de l'individualité. Toute incorporation ou représentation sur le plan matériel implique une limitation de toutes les activités psychiques dans un sens donné, celui du champ d'action cérébral et de la mémoire organique qui lui est propre.
Mais, au-dessous de la mémoire cérébrale et restée cryptoïde en majeure partie, demeure, indélébile et permanente, toute la mémoire profonde, tout l'ensemble des acquisitions passées.
Cela, nous l'avons démontré, et nous n'avons pas à revenir sur cette démonstration.
Au point de vue qui nous occupe en ce chapitre, c'est-à-dire au point de vue du dégagement de la conception, optimiste ou pessimiste, de l'univers, nous devons simplement nous demander si la limitation de l'Etre, dans les représentations matérielles et du fait de ces représentations, est un bien ou un mal. Pour nous, il n'est pas douteux qu'elle ne soit un bien. Elle l'est, que l'on considère l'Etre dans son présent, dans son passé, dans son avenir.
L'ignorance, en ce qui concerne le présent, est un bien.
Il est nécessaire que l'Etre croie son champ d'action borné de la naissance à la mort et qu'il ignore, en majeure partie, ses acquisitions antérieures comme ses capacités latentes.
Tout d'abord, en effet, la crainte de la mort, liée à cette ignorance de sa situation vraie, est indispensable à l'Etre. Sans cette crainte salutaire, l'Etre ne ferait pas rendre à sa vie actuelle tout ce qu'elle peut permettre d'effort. Il aspirerait trop facilement au changement. La moindre imperfection, le moindre trouble morbide dans son organisme lui seraient insupportables ; le suicide serait monnaie courante.
L'ignorance des acquisitions antérieures n'est pas moins indispensable. Sans elle, l'Etre aurait une tendance irrésistible à travailler toujours dans le même sens, par suite de la loi du moindre effort. Il se plierait difficilement, sauf exceptions, à un travail nouveau, impliquant un surcroît de fatigue et serait entraîné, presque irrésistiblement, dans une évolution unilatérale qui n'aboutirait qu'à une spécialisation hyper tropique et monstrueuse.
L'ignorance des facultés dites transcendantes est, plus encore, une nécessité absolue ; car l'usage régulier, normal et pratique de ces facultés supprimerait virtuellement l'effort. L'exemple de l'instinct est infiniment instructif à cet égard. L'instinct n'est pas autre chose que la forme inférieure, primaire, de l'intuition, et il comporte, comme elle, une sorte de divination.
Or, que voyons-nous dans la psychologie animale comparée ?
C'est que, partout où il a prédominé, l'instinct a freiné l'évolution intellectuelle.
L'insecte possède un instinct merveilleux, auquel il obéit aveuglément. L'insecte a évolué avec une parfaite sécurité, mais son évolution l'a conduit dans une impasse et tout progrès conscientiel lui semble positivement interdit. Considérons, au contraire, le vertébré. L'instinct infaillible a cédé la place à la réflexion faillible, mais féconde parce qu'elle implique et nécessite l'effort. Aussi, chez lui, le progrès conscientiel est ininterrompu et il permet toute espérance. Ce qui est vrai de l'instinct l'est, à plus forte raison, des facultés mystérieuses indépendantes des contingences de temps et d'espace. Supposons un homme pouvant disposer, dans la vie courante, de ces facultés ; possédant à son gré, la lecture de pensée, la vision à distance, la lucidité. Quel besoin cet homme aurait-il de réfléchir, calculer ses actes, de prévoir, de lutter ? Pour lui pas d'erreur, mais aussi pas d'effort. Pas d'effort, donc pas de développement conscientiel. Comme l'insecte, cet homme ne serait qu'un merveilleux mécanisme.
L'évolution ainsi aiguillée n'aurait pas abouti à la conscience supérieure ; mais à une sorte de somnambulisme hypersensible permettant de tout connaître sans rien comprendre : le surhomme n'eût été qu'un automate transcendant. Il est donc bon, il est indispensable que les facultés les plus élevées, comme tout le trésor psychologique accumulé par l'Etre dans son évolution, restent et demeurent, dans l'état actuel de cette évolution, en majeure partie, subconscients et latents.
Leur caractère latent n'empêche pas ces facultés subconscientes de jouer, dans l'existence terrestre, un rôle considérable et même primordial. Ce sont elles qui constituent le fonds propre de l'Etre, lui donnent sa caractéristique essentielle.
Leurs manifestations sont d'ailleurs suffisamment latentes pour ne pas gêner l'effort, tout en étant suffisamment actives pour l'aider et le guider. Il y a là un équilibre merveilleux, bien que rarement parfait. La plupart des Etres les ignorent trop. Chez eux, elles sont en léthargie. D'autres les connaissent trop. Ils en souffrent dans la constatation de leur impuissance à réaliser leurs aspirations les plus hautes. Mais cette souffrance est la rançon du génie.
L'ignorance du passé, comme l'ignorance du présent, est un bien, un grand bien.
Seul l'Etre idéalement évolué pourra, sans inconvénient, connaître toute la formidable accumulation d'expériences, de sensations et d'émotions, d'efforts et de luttes, de joies et de douleurs, d'amour et de haine, de sentiments bas ou élevés, de sacrifices ou d'actes égoïstes, de tout, en un mot, ce qui l'a constitué peu à peu sous ses personnalités multiples et l'a distingué, spécialisé tour à tour. S'il avait, ne fut-ce que dans un éclair, cette connaissance formidable, l'homme vulgaire en serait foudroyé ! Il a assez du poids de ses erreurs ou soucis présents. Comment supporterait-il, en surcroît, le poids des douleurs passées, de la sottise et de la bassesse, des passions animales qui l'ont agité, de la monotonie incommensurable de vies banales ; les regrets d'existences privilégiées ou les remords d'existences criminelles ?
L'oubli entraîne, par bonheur, l'assoupissement des haines et passions stérilisatrices et détend, dans une juste mesure, les chaînes qui lient trop étroitement les êtres les uns aux autres et limitent dans le même champ leurs mouvements.
Tout souvenir du passé ne pourrait que gêner l'Etre dans son effort présent.
L'ignorance de l'avenir, enfin, est encore plus indispensable, encore plus salutaire, dans les phases inférieures de l'évolution conscientielle. Pour la masse, cette ignorance est un grand bienfait. En effet, la foule médiocre ou basse est adéquate aux conditions de la vie actuelle. Elle est adaptée à ses petites passions, à ses désirs mesquins, à ses courtes joies comme à son long cortège de misères.
Même les balbutiements de l'art, quand elle les saisit, ne sauraient l'élever à la conception, à la vision d'un monde supérieur. Elle trouve tout naturel (et c'est bien heureux), de vivre dans une terre de luttes et de souffrances, et grâce à son ignorance, elle ne se révolte pas vainement contre l'inévitable. Elle trouve normal (et c'est providentiel) de voir son activité absorbée presque tout entière par la recherche de la nourriture ou la lutte contre les éléments hostiles. Ses préoccupations restent d'ordre inférieur et misérable, comme le cadre qui les a créées. Elle ne doit pas avoir d'autre perspective que celle de l'effort présent et elle ne saurait supporter la perspective de l'effort surhumain et indéfini.
Pour l'élite même, l'inconscience de l'avenir est encore un bien. Elle souffrirait davantage, sans cette inconscience, de voir, telles qu'elles sont, l'humanité et la vie actuelle, Quelle misère que le rendement si médiocre de tant d'efforts, l'inutilité apparente de tant de douleurs ! Quelle misère que ce qui s'est encore réalisé de mieux dans le cours de l'évolution humaine : le charme idéal de la beauté féminine ou le génie sublime du penseur, restent enchaînés à un organisme aussi débile, à ses fonctions basses et répugnantes, à ses tares et a ses maladies !
Pour se résigner à cette misère, il faut n'avoir nulle idée d'un monde supérieur de lumière et d'amour. Quelques hommes d'élite, bien rares, ont, plus ou moins nettement, pareille intuition. Dans l'état évolutif actuel, ce ne sont pas des privilégiés. La mélancolie des hommes vraiment supérieurs n'a souvent pas d'autre motif que cette inconsciente échappée sur un avenir trop beau ; si lointain qu'il équivaut à un rêve chimérique et vain... Mis en face de la réalité tangible, il ne leur reste, hélas ! De la vision surhumaine, que le découragement de l'effort, le dédain des choses présentes, une ombre de tristesse sur toute leur vie...
On le voit, de cette ignorance où est l'Etre de sa situation présente, de son passé, de son avenir, il n'y a pas lieu de déduire une conclusion pessimiste. Cette ignorance fait partie des maux inévitables, nécessaires et féconds.
D'ailleurs, dans notre philosophie, l'ignorance est essentiellement passagère, liée aux phases inférieures de l'évolution. Elle est, en partie, atténuée ou suspendue temporairement et dans une juste mesure pendant le cours même de l'évolution et elle est appelée à faire place, un jour, à la connaissance complète et parfaite.
S'il est vrai — comme tout le démontre — que l'incorporation implique une restriction, une limitation de l'individualité consciente dans un sens donné, il semble évident que la séparation de l'organisme s'accompagne de l'élargissement des limites de cette individualité. Dans la mesure que permet son évolution, sa conscience acquise, l'Etre peut alors saisir ce qui le concerne et lui échappait de par la limitation cérébrale. C'est ce qui a lieu, en partie, par la décentralisation métapsychique et c'est ce qui a lieu, à fortiori, par la mort. Suivant toute probabilité, voici comment les choses se passent dans ce dernier cas : pour l'animal ou l'homme très inférieur, la phase d'existence qui suit la mort est courte et obscure. Privée de l'appui des organes physiques, la conscience, encore éphémère, chancelle et s'obscurcit. L'appel de la matière s'exerce aussitôt avec une force irrésistible, et le mystère palingénésique s'accomplit sans retard.
Pour l'homme suffisamment évolué, au contraire, la mort fait éclater le cercle restreint dans lequel la vie matérielle avait enfermé une conscience qui le débordait, cercle de la profession, de la famille, de la patrie. L'être se trouve emporté au-delà des pensées et souvenirs habituels, des amours et des haines, des passions et des habitudes.
Dans la mesure où le permet son évolution actuelle, il se souvient du passé et il a la préscience de l'avenir. Il peut juger le chemin parcouru. Il apprécie le résultat de sa conduite et de ses efforts. Bien des choses qui, dans le cours de sa vie, avaient eu, pour lui, une importance considérable, lui paraissent alors, vues de haut, mesquines et misérables.
Les grandes joies comme les grandes douleurs, les agitations disproportionnées aux résultats, les passions qui ravagent une vie, les ambitions qui la dévorent, tout cela se trouve alors réduit à sa juste mesure ; tout cela ne tient plus qu'une place infime dans l'enchaînement des souvenirs conscientiels.
Parmi les liens passés, il en est de fragiles. Ils s'évanouissent comme un brouillard léger à l'aurore. Il en est de tenaces : ils font partie de la chaîne infrangible de la destinée et ne peuvent être dénoués que peu à peu. Cette période extra-organique n'est pas seulement une phase de recueillement, de synthèse générale, d'auto jugement. C'est aussi et surtout une période infiniment active d'assimilation psychologique. Alors s'opère, dans le calme, la fusion des expériences nouvelles aux expériences anciennes et l'identification à l'Etre des états de conscience enregistrés pendant la vie.
Cette assimilation est indispensable à l'unification de l'individualité, à l'harmonie psychique. Il est vraisemblable, nous l'avons déjà dit, que les désordres de la personnalité, si curieux et si mystérieux, ne proviennent que du défaut d'assimilation psychologique par l'Etre avant sa vie présente et de la tendance décentralisatrice et divergente des éléments mentaux mal assimilés par le moi. En somme, les phases successives de vie organique et de vie extra-organique semblent avoir, dans l'évolution, un rôle distinct et complémentaire l'un de l'autre.
Pour la vie organique : activité analytique, limitée dans un sens donné, permettant le maximum d'efforts dans ce sens ; avec obnubilation momentanée de tout ce qui, dans l'Etre, dépasse le but immédiat et le cadre de l'existence actuelle.
Pour la vie extra-organique : activité synthétique, avec vision d'ensemble, travail d'assimilation mentale, de préparation à de nouveaux efforts. Dans la chaîne des existences, une vie terrestre n'a pas plus d'importance relative qu'une journée dans le cours de cette vie. Une vie, un jour ; l'un et l'autre ont, dans l'évolution, une importance comparable et une véritable analogie.
Il y a de bons jours et de mauvais jours : il y a de bonnes vies et de mauvaises vies ; des jours et des vies profitables ; des jours et des vies perdus. Un jour, une vie, ne peuvent s'apprécier isolément, mais doivent l'être par rapport avec les jours et les vies précédents. De même ils s'enchaînent et se commandent. Il n'existe pas de labeur ou de souci exclusivement limités à une vie ni à un jour. On ne fait pas le programme d'une journée ni d'une vie sans tenir compte des jours ni des vies passés ; des jours ni des vies à venir. C'est dans l'intervalle de deux existences que l'être suffisamment évolué prépare son programme d'avenir. Comme les jours, les vies sont séparées par une période de repos apparent, mais en même temps de labeur fécond, d'assimilation et de préparation. De même qu'au réveil bien des problèmes se trouvent résolus comme par enchantement, de même, à l'aurore d'une vie, l'Etre semble guidé dans ses premiers pas et marche avec sécurité, comme mené par la main, dans la voie qu'il s'est tracée mais qu'il ignore une fois né, et qu'il suit aveuglément.
C'est ainsi que, d'existence en existence, par la multiplicité prodigieuse des expériences enregistrées et assimilées, l'Etre arrive, peu à peu, aux phases supérieures de vie, celles qui sont réservées au développement complet de sa conscience, à l'omni-conscience réalisée.
L'omni-conscience doit s'étendre, idéalement, au présent, au passé, à l'avenir.
C'est dire qu'elle réaliserait une sorte de divination actuellement incompréhensible. Mais ce que nous pouvons inférer logiquement, du moins, c'est un état de connaissance de soi et de l'univers assez étendu pour supprimer l'oubli du passé, permettre l'usage régulier et normal des facultés transcendantes et métapsychiques, laisser entrevoir les merveilles de l'évolution libre, heureuse, de l'évolution sortie enfin des ténèbres de l'ignorance, des chaînes de la nécessité, des déchirements de la douleur.

 

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