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TROISIÈME PARTIE
Les conséquences pessimisme ou optimisme
Chapitre I
Le pessimisme universel et sa réfutation
Un grand prince arabe du Xe Siècle, dont le règne
marqua l'apogée du khalifat de Cordoue, commençait ainsi son testament
:
« J'ai maintenant régné plus de cinquante ans, toujours
victorieux, toujours heureux ; chéri de mes sujets, redouté de
leurs ennemis, entouré du respect universel ! Tout ce que les hommes
désirent m'a été prodigué par le ciel. Gloire, science,
honneurs, trésors, richesses, plaisirs, amour, j'ai joui de tout, j'ai
tout épuisé !
Et maintenant, au seul de la mort, évoquant devant mon souvenir tous
les instants passés de ce long espace d'apparente félicité,
j'ai calculé le nombre de jours où je me suis senti véritablement
heureux : je n'ai pu en trouver que onze ! Mortels, appréciez, par mon
exemple, la valeur exacte de la vie terrestre ! »
Ce cri navrant de pessimisme, poussé par un être d'élite,
exceptionnellement privilégié, fait mieux comprendre la plainte
permanente et monotone de l'aristocratie intellectuelle de l'humanité.
M. Jean Finot a fait ressortir, dans toutes les époques, toutes les civilisations,
l'immense courant pessimiste qui semble irrésistiblement l'entraîner[1].
« Voici un peuple gai et de philosophie douce. Il passe pour être
le fournisseur généreux des médicaments contre l'humeur
empoisonnée dont souffrent ses voisins. On lui attribue la conception
de la vie la plus riante, la plus harmonieuse. C'est le peuple français.
Pourtant, il suffit de s'arrêter devant ses esprits représentatifs,
pour les voir rongés par tous les maux, en commençant par celui
de penser et finissant par celui d'aimer. Que ce soient Musset, Taine, Baudelaire,
Maupassant, Dumas fils, Renan, Zola, les Goncourt, Leconte de Lisle, Anatole
France ou Sully Prudhomme, des parisiens ou des provinciaux, des cosmopolites,
des poètes, penseurs ou philosophes : tous nous montrent, derrière
leurs phrases mélodieuses et le sourire conventionnel, une âme
bouleversée...
Leurs aînés, comme Chateaubriand, Sainte-Beuve ou Lamartine, laissent
voir du reste des drames analogues se jouant dans leur conscience. Que dire
enfin de Bossuet, de Racine, de Corneille et de tant d'autres auteurs illustres
?... De toutes les cimes de la pensée française se dégage
la tristesse et la désolation... Voltaire, le plus pondéré,
le plus attaché à la vie, annonce avec gravité quelque
part : « Le bonheur n'est qu'un rêve et la douleur est réelle
»... Ailleurs il nous dira : « Je ne sais ce qu'est la vie éternelle,
mais je sais que celle-ci est une mauvaise plaisanterie. »
Pour Diderot, « on n'existe qu'au sein de la douleur et des larmes. On
n'est que des jouets de l'incertitude, de l'erreur, du besoin, de la maladie,
de la méchanceté, des passions et l'on vit parmi des fripons et
des charlatans de toutes sortes. »
Les moralistes font chorus avec les dégoûtés de la vie.
La Rochefoucauld, Charron, La Bruyère, Chamfort ou Vauvenarges, tous
poussèrent le même cri déchirant : « La vie ne vaut
pas la peine d'être vécue ! »
Les écrivains d'autres pays se distinguent peut-être par des désespoirs
moins harmonieux et plus criards...
M. Finot examine successivement l'état d'esprit dominant dans les littératures,
philosophies et religions, dans tous les temps et dans tous les lieux, et trouve,
toujours et partout, la même vague pessimiste submergeant les rares régions
ensoleillées ou illusionnées d'optimisme.
Schopenhauer n'a guère fait que condenser puissamment, dans son oeuvre,
tout le pessimisme épars. Sa philosophie, qui résume en elle l'ensemble
des vérités connues de son époque, qui en est la philosophie
vraiment naturelle et vraie, ne pouvait être que pessimiste : «
Travailler et souffrir pour vivre ; vivre pour travailler et souffrir »
semblait la devise naturelle et fatale, non seulement de l'humanité,
mais de toute la vie.
Depuis Schopenhauer, des vérités nouvelles ont illuminé
la philosophie naturelle : l'évolutionnisme s'est imposé.
Quelles vont être ses conclusions ? Cèderont-elles aussi au pessimiste
?
Permettent-elles d'envisager rationnellement le règne du bonheur ?
Pour de Hartmann, l'évolutionnisme et le pessimisme vont de pair : «
L'éthique de Hartmann, remarque M. Harald Hoffding[2]
se rattache intimement à sa théorie pessimiste. Pour lui, il y
a une contradiction irréductible entre la civilisation et le bonheur.
Les progrès de la civilisation sont marqués par un recul du bonheur.
Plus l'appareil de la vie est compliqué, plus il y a des raisons de malheur.
La sensibilité à la douleur devient plus grande, et la réflexion
croissante perce plus facilement les illusions.
La civilisation laisse grandir plus vite les besoins que les moyens de les satisfaire.
C'est pourquoi il faut choisir, de la civilisation ou du bonheur, de la théorie
de l'évolution ou de celle du bonheur. Le bonheur suppose le calme et
la paix, et, pour cette raison, entraînera la stagnation et la dissolution.
L'évolution mène toujours plus loin, jusqu'à ce que toutes
les possibilités soient épuisées. »
M. Jean Finot a vigoureusement combattu les conceptions de l'évolutionnisme
pessimiste. Pour lui, l'évolutionnisme bien compris conduit à
des conceptions optimistes, non pas celles de l'optimisme béat de Sir
John Lubbock ; mais à un optimisme rationnel, basé sur l'histoire
des progrès de l'humanité à tous les points de vue.
Si, en effet, nous considérons le progrès dans tous ses domaines,
social, individuel, scientifique, légal, médical, hygiénique,
etc., nous voyons nettement, dans la suite des temps, une diminution considérable
des raisons de souffrir. L'humanité a entrepris une lutte, de plus en
plus efficace, contre une nature marâtre, contre le froid, la chaleur,
la faim, la distance, les maladies, etc. ; de plus et surtout, les moeurs n'ont
cessé de s'adoucir. Tout le démontre : en même temps qu'une
diminution des souffrances, l'évolution comporte une augmentation du
champ des capacités de connaître et des facultés de sentir.
Mathématiquement, le bonheur, la prédominance des joies doit résulter
de ce double mouvement en sens inverse : augmentation du champ de la conscience
et des facultés de sentir, par suite des sources de joie ; raréfaction
corrélative des motifs de souffrir.
Nous voici en présence de deux thèses opposées, toutes
deux basées sur l'évolutionnisme. Laquelle est la vraie ? Seul
l'examen impartial des faits peut nous le dire : si l'on ne considère
que l'humanité actuelle, il est évident que la thèse pessimiste
est encore la seule soutenable. Il n'est pas besoin, pour l'appuyer, de déclamations
pathétiques ni de longs raisonnements. Il n'est même pas besoin
d'évoquer le spectacle actuel de l'immense folie humaine, mettant au
service du mal la toute puissance de la science, dans une guerre mondiale destructrice
de toute beauté et de toute joie ; ni même le spectacle de certaines
catastrophes individuelles, monnaie courante de la vie.
Il suffit de prendre une existence humaine, moyenne, normale, celle d'un homme
de situation et d'intellect ordinaires ; et à la considérer froidement.
En quoi consiste cette existence ?
Elle consiste à travailler un quart de siècle pour acquérir
les moyens de vivre ; à lutter pendant un autre quart de siècle,
au milieu des soucis perpétuels, pour faire donner à ces moyens
un rendement suffisant ; puis à mourir sans savoir au juste pourquoi
on a vécu. « Vouloir sans motif, toujours souffrir, toujours lutter,
puis mourir, et ainsi de suite, dans les siècles des siècles,
jusqu'à ce que la croûte de notre planète s'écaille
en tous petits morceaux ! » s'écrie Schopenhauer.
Que de douleurs et de tristesses, de soucis et de chagrins pendant le petit
quart de siècle où l'homme « jouit » de son acquit
: jeunesse éphémère avec ses illusions bientôt flétries
; vie usée à se préparer à vivre ; espoirs toujours
déçus et toujours renaissants ; quelques fleurs cueillies en passant
au bord du chemin et presque aussitôt fanées ; quelques instants
de repos, puis la marche ardue qui reprend. Soucis personnels ; soucis de famille
: labeur rude et sans relâche ; chagrins, désillusions et déceptions.
Voilà pour le commun des mortels. Pour ceux qui ont un « idéal
» c'est pire encore : quelques ivresses dans la poursuite de l'illusion
et constatations navrées de l'impuissance à l'atteindre. Quel
est l'homme qui, faisant à son déclin, à l'exemple du grand
khalife, le compte de ses jours de bonheur, arriverait à en trouver onze
? Quel est celui même qui trouverait un seul jour, un jour entier de bonheur
?
Si l'on considérait la vie contemporaine comme le sommet de l'évolution,
le pessimisme de Schopenhauer serait mille fois justifié.
Oui, dit-on, mais l'humanité et la vie n'ont encore réalisé
qu'une faible part de leurs possibilités de bonheur.
Le progrès est ininterrompu. La comparaison avec les siècles passés
permet d'entrevoir ce que donneront les siècles futurs. Bien mieux, il
n'est pas interdit d'espérer, de révolution humaine, un triomphe
sur la matière même ; la réalisation d'un organisme largement
soustrait à la maladie, une vieillesse reculée ; un psychisme
plus conscient, plus dégagé non seulement de l'ignorance, mais
surtout des sentiments bas et méchants qui sont l'apanage de l'humanité
actuelle.
On peut espérer une ère de moins de douleurs, de misères,
de maladies répugnantes. On peut entrevoir, en un mot, au lieu d'une
nuit épaisse de malheurs et de souffrances, éclairée de
quelques rayons de joie éphémères et vagues, une aurore
de bonheur, dont des ombres légères de douleur résiduelle
ne feront que mieux ressortir l'éclatante et harmonieuse beauté
!
Oui, on peut espérer tout cela ! On peut concevoir l'humanité
arrivant à jouir de cet idéal ; mais cette humanité ne
verra son triomphe établi que sur les hécatombes des humanités
passées.
Ainsi, pendant les siècles des siècles, les hommes auront souffert,
pour que leurs derniers descendants, privilégiés, arrivent enfin
au bonheur ; un bonheur qu'ils n'auront pas plus mérité que leurs
ancêtres n'avaient mérité leurs misères !
Tous les efforts, les peines, les douleurs infinies des premiers auront abouti
à un seul résultat : l'édification monstrueuse de ce privilège
pour les derniers.
Il y a, dans cette conception, une injustice telle, qu'elle suffirait à
ramener irrésistiblement au pessimisme philosophique.
Mais ce n'est pas tout. La conception même d'une humanité idéalement
privilégiée, évoluée et heureuse, pêche par
sa base. Cette humanité verrait sa vie heureuse empoisonnée par
l'idée de l'anéantissement prochain et fatal. La pensée
de la mort, fin de tout, ne serait plus supportable pour des êtres hypersensibles
que le malheur de tous les jours n'aurait pas préparés au sacrifice
de la vie.
L'homme futur, nous dit-on, cheminera sur une route large et facile, dans un
pays de rêve où la joie le pénétrera par tous les
sens ! Erreur ! Le paysage de rêve, il ne fera que l'entrevoir, par les
interstices des tombes innombrables qui borneront la route : tombes des ancêtres,
des parents, des amis les plus chers, des enfants parfois et surtout sa propre
tombe, placée droit devant lui, tombe énorme, tombe effrayante
et qui, à chaque pas fait en avant, lui masquera davantage la vue et
l'horizon l A chaque tournant de la vie, à chaque étape, à
chaque joie, sonnera à son oreille le glas funèbre : « frère
il faut mourir »...
Pour que la vision change : pour que la pensée de la mort se dépouille
de son caractère stérilisateur et de son apparence de malédiction,
il faut donner à l'idée évolutionniste son complément
naturel : l'enseignement de la palingénésie. Alors, tout s'éclaire
: les tombes ne sont plus des tombes ; asiles passagers pour la fin de la vie,
comme les lits de repos pour la fin de la journée, elles ne sauraient
plus inspirer l'effroi ni cacher l'horizon ; elles ne font que marquer une étape
nouvelle dans l'ascension bénie à la conscience et à la
vie. Au-delà de la tombe, nous voyons désormais, par une prescience
infaillible, la marche reprendre, de plus en plus aisée, avec des horizons
nouveaux, une vue plus large et plus belle, dans une communion plus intime,
plus pure et plus heureuse avec l'infini.
De même que disparaît, par l'idée palingénésique,
le caractère funèbre de la mort, de même s'écroule
le monument d'injustice édifié par l'évolutionnisme classique.
Il n'y a plus, dans l'évolution, de sacrifiés ni de privilégiés.
Tous les efforts, individuels et collectifs, toutes les souffrances auront abouti
à l'édification du bonheur et à la réalisation de
la justice — mais bonheur et justice pour tous.
Le but et le sens de la vie nous sont dès lors accessibles et nous les
trouvons conformes à nos espérances idéalistes. Il n'y
a plus de place, dans notre conception de l'univers, pour une philosophie pessimiste,
laquelle ne découlait que d'une vision incomplète et fausse des
choses.
Non, l'essence une de quelque nom qu'on l'appelle, créatrice des représentations
sans nombre, n'aboutit pas simplement à se matérialiser dans une
vaine fantasmagorie de mondes, de formes et d'êtres, sans passé,
sans lendemain, représentations absurdes, inondes d'incohérence,
de non sens ou de folie, vains fantômes évanouis presque aussitôt
que créés, évanouis sans laisser de traces !
Non, l'essence une n'aboutit pas, à plus forte raison, à créer
des mondes de douleur, ne faisant que servir de cadre à la souffrance
universelle, souffrance imméritée, inutile, inféconde !
Les représentations fugitives ne sont ni incohérentes ni malheureuses
; c'est grâce à elles et par elles que l'essence unique, seule
réalité, arrive peu à peu, par les expériences innombrables
qu'elles comportent, à se connaître progressivement elle-même,
individuellement et collectivement, dans les parties et dans le tout.
Les représentations, enfin comprises, révèlent une harmonie
souveraine ; d'elles se dégage le but suprême, la finalité
vraiment divine. L'harmonie, c'est l'accord immanent des unes aux autres, la
solidarité étroite des parcelles individualisées du principe
unique et leur union irréfragable dans le tout. Le but, c'est l'acquisition
de la conscience, le passage indéfini de l'inconscient au conscient ;
c'est par ce passage, le dégagement de toutes les potentialités
: c'est la réalisation, dans révolution, de la souveraine Intelligence,
de la souveraine Justice, du souverain Bien.
[1] T. Finot : Progrès et Bonheur.
[2]Harald Hoffding : « Histoire de la philosophie moderne ».
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