Le Centre Spirite Lyonnais Allan Kardec

Chapitre I
L’évolutionnisme providentiel

1° Tentatives de conciliation de l'évolutionnisme avec l'idée providentielle et dogmatique
Après avoir lutté longtemps et désespérément contre l'idée évolutionniste, un certain nombre de partisans de la philosophie théologique et dogmatique arrivent, peu à peu, bon gré, mal gré, à s'y rallier.
Ils comprennent, en effet, que le dogme de la création n'est pas plus satisfaisant que les enseignements matérialistes.
Comme le dit très bien Vogel[1] : « au point de vue strictement rationnel, il est équivalent de proclamer que l'homme est un produit du hasard ou d'affirmer que sa création est due à l'acte arbitraire d'un Dieu personnel. Au point de vue moral, faire disparaître l'individu humain après une vie toute d'aventure et sans sanction aucune à ses actes est également équivalent à le faire juger, par un arrêt absolu et pour l'éternité, sur la base d'actes matériels d'une valeur, d'une durée et d'une autonomie infimes. Mais cette équivalence de probabilités et d'absurdités, qui existe dans l'apport des écoles matérialistes et des religions occidentales à la solution du problème cosmique, cesse dès que surgit la théorie évolutionniste. »
D'après les croyants ralliés à l'évolutionnisme, l'univers évoluerait par la volonté et sous la direction d'une Providence souverainement puissante, souverainement juste et souverainement bonne.
Le transformisme ne serait nullement incompatible avec ridée d'un plan divin et avec les enseignements traditionnels, débarrassés, bien entendu, d'impedimenta dogmatiques puérils et surannés.
Loin d'être contraire à l'idée providentielle, disent-ils, la formule évolutive soulagerait cette dernière de la très grave objection basée sur les imperfections de l'univers. Ces imperfections, trop marquées pour être conciliables avec la notion d'une providence responsable, dans une création définitive, sont au contraire facilement compréhensibles dans un monde en voie d'évolution : elle n'apparaissent plus alors que comme une nécessité inhérente à un état inférieur et comme la mesure même de l'infériorité momentanée de cet état[2].
Ce n'est pas sans une certaine hésitation que nous allons discuter la valeur de ce raisonnement[3].
Pareille discussion semblera en effet inutile et fastidieuse, aussi bien aux partisans qu'aux adversaires de l'idée providentielle ; car tout a déjà été dit, depuis longtemps, à ce sujet, et d'autre part la question est de celle qui comporte généralement des convictions ou des croyances inébranlables.
Mais, du moment que certains prétendent substituer, à l'ancien acte de foi, dérobé à toute critique, une argumentation logique, force est bien de les suivre sur le terrain des faits et d'exposer, une fois de plus, les objections qui s'opposent inévitablement à leur thèse.
Ces objections peuvent être ramenées à deux principales :
A) L'objection basée sur la constatation, dans l'évolution, de tâtonnements et d'erreurs.
B) L'objection basée sur la prédominance du mal dans l'univers.

2° Objection basée sur la constatation évidente, dans l'évolution, de tâtonnements et d'erreurs
Une évolution s'effectuant sur un plan divin préétabli ou régie constamment par une providence souverainement parfaite ne saurait comporter de tâtonnements ni d'erreurs. Or ces tâtonnements et ces erreurs sont innombrables.
Ils ne constituent pas une exception ; ils semblent presque la règle.
Des milliers et des milliers d'espèces ont disparu dans la suite des siècles. Il y a eu, dans ces formes évolutives, comme un véritable gaspillage de forces vivantes et d'énergies.
Tout nous montre, dans révolution, une force créatrice qui n'est pas sûre d'elle-même ; qui produit surabondamment, pour arriver à se concrétiser dans des formes sélectionnées.
Ces tâtonnements sont absolument évidents dans les phases inférieures de l'évolution : il se produit pour les espèces ce qui se produit pour les individus : des germes sont donnés par milliers ; un petit nombre seulement arrivent à la croissance ; parmi ces privilégiés, quelques-uns seulement parviennent à l'état adulte.
Comment faire rentrer dans un plan divin un pareil gaspillage qui serait inexplicable et inutile ?
Tout se passe en réalité, comme s'il n'y avait pas de plan appréciable : de Vries a montré que, dans les espèces végétales, les mutations se font tout à fait indépendamment des facteurs vitaux et se produisent tout à coup, simultanément et anarchiquement, dans des directions différentes et sans rapport avec l'utilité de tel ou tel caractère nouveau. La sélection opère ensuite. Les facteurs classiques agissent pour faciliter ou contrarier le développement des caractères apparus ; faire triompher ou faire disparaître les nouvelles espèces. Mais la poussée créatrice interne pour les végétaux et sans doute pour les animaux inférieurs, est une poussée aveugle, une sorte d'explosion désordonnée et incohérente.
Pour les animaux d'un ordre élevé, même si la poussée est moins aveugle, si elle correspond au besoin, à quelque chose comme une aspiration obscure à des formes supérieures, elle comporte néanmoins encore des tâtonnements et des erreurs.
Comment ne pas voir, par exemple, dans l'histoire des reptiles de l'époque secondaire, comme un tâtonnement pour arriver à la série évolutive supérieure des mammifères ? Toute révolution d'ailleurs est-elle autre chose qu'une longue série de tâtonnements ?
Les tâtonnements et les erreurs se retrouvent dans les détails comme dans l'ensemble. Les caractères organiques inutiles, ne pouvant se rattacher à aucun plan, n'ont rien d'exceptionnel.
Delage et Goldsmith en citent de nombreux exemples.
« Les divers caractères de coloration des ailes des insectes, des coquilles des mollusques, caractères qui, suivant l'expression d'Eimer, ne leur sont pas plus utiles que n'est la coloration brillante de l'or pour ce métal ou ne le sont pour la bulle de savon ses reflets irisés. Les dimensions exagérées des bois de l'élan fossile d'Irlande : les défenses contournées et pratiquement inutilisables du mammouth ; les défenses extraordinairement développées du babyrussa moderne ; les yeux de certains crustacés placés à l'extrémité de pédoncules trop longs ? etc.. Il semble ici que le développement, une fois commencé se soit poursuivi comme par inertie.»
II y a même des organes qui ne sont pas seulement inutiles, mais nuisibles, comme l'appendice de l'homme.
Les instincts sont eux-mêmes parfois erronés : c'est trompés par leurs instincts que certains gibiers, tels que les bécasses, vont toujours aux mêmes gîtes, où elles trouvent la mort ; que les poissons migrateurs sont incapables d'éviter les zones dangereuses, toujours les mêmes, où ils périssent par milliers, etc..

3° Objection basée sur le mal universel
Si la constatation des tâtonnements et des erreurs dans l'évolution semble difficilement compatible avec la notion d'un plan divin, il en est une autre plus redoutable encore pour l'idée providentielle, c'est la constatation du mal universel.
Le mal est partout, en effet. Il semble que l'écrasement du plus faible domine la vie humaine et animale. La terre, le ciel et les eaux ne sont que d'immenses et perpétuels champs de carnage, auprès desquels les champs de bataille de l'humanité n'apparaissent que des modalités intermittentes et atténuées !
Les plus charmants oiseaux, les insectes les plus délicats ne sont le plus souvent que des bêtes féroces, pires que les grands carnassiers.
Pourquoi cet instinct de férocité, de férocité raffinée, mais exempte de toute réflexion et de toute responsabilité chez les insectes ?
Il n'y a pas une nécessité inéluctable à ce que les animaux s'entredévorent ; puisque certains d'entre eux, et parmi les plus puissants, se nourrissent exclusivement de végétaux.
Pourquoi toutes les maladies, les épidémies, les catastrophes cosmiques ?
Pourquoi, toujours et partout, tant de souffrances et tant de mal ?
L'objection du mal est vraiment la plus formidable que l'on puisse opposer à l’idée providentielle. Le vieil et irréfutable argument se présente immédiatement et fatalement à l'esprit : s'il est un créateur, ce créateur n'a pas su, n'a pas voulu ou n'a pas pu empêcher le mal ; il ne saurait donc être souverainement intelligent, souverainement bon ou souverainement puissant.
La solidité de cet argument est encore mise en valeur par la faiblesse des réfutations qui en ont été tentées !
On a dit que, si le mal n'existait pas, la créature serait l'égale du créateur. Ce sophisme ne tient pas debout. A moins d'être l'oeuvre, non d'une véritable Providence, mais d'un médiocre démiurge, la création ne saurait être basée sur la souffrance universelle. Elle devrait comporter non le maximum, mais le minimum de mal possible.
On a dit aussi que le mal était la conséquence de la liberté donnée par Dieu à la créature.
Or il est clair que les grandes épidémies, la plupart des infirmités et des maladies, les grandes catastrophes cosmiques, etc.. n'ont rien à voir avec la liberté humaine.
On a invoqué enfin le « Péché originel ».
Or le dogme du péché originel lui-même ne saurait innocenter du mal la Providence. Guyau fait ressortir cette vérité dans une page magistrale : « La suprême ressource du Christianisme et de la plupart des religions, écrit-il dans son « irréligion de l'avenir », c'est l'idée de chute. Mais cette explication du mal par une défaillance primitive revient à expliquer le mal par le mal lui-même : il faut qu'antérieurement à la chute, il y ait déjà quelque chose de mauvais dans le prétendu libre arbitre lui-même, ou autour de lui, pour qu'il puisse faiblir : une faute n'est jamais primitive. On ne tombe pas quand il n'y a pas de pierres sur la route, qu'on a les jambes bien faites et qu'on marche sous l'oeil de Dieu. Il ne saurait y avoir de péché sans tentation, et nous revenons ainsi à cette idée que Dieu a été le premier tentateur ; c'est Dieu même qui déchoit alors moralement dans la chute de ses créatures, par lui voulue. Pour expliquer la faute primitive, source de toutes les autres, la faute de Lucifer, les théologiens, au lieu d'une tentation par les sens, ont eu l'idée d'une tentation de l'intelligence même : c'est seulement par orgueil que pèchent les anges, et c'est du plus profond d'eux-mêmes que vient ainsi leur faute. Mais l'orgueil, celte faute de l'intelligence, ne tient en réalité qu'à sa courte vue ; la science la plus complète et la plus haute n'est-elle pas celle qui voit le mieux ses limites ? L'orgueil est donc donné, pour ainsi dire, avec l'étroitesse même du savoir : l'orgueil des anges ne peut provenir que de Dieu. On ne veut et on ne fait le mal qu'en vertu de raisons ; mais il n'y a pas de raisons contre la raison même. Si, suivant les partisans du libre arbitre, l'intelligence humaine peut, dans des mouvements d'orgueil et de perversité intérieure, se créer, se susciter à elles-mêmes des motifs de faire le mal, elle ne le peut du moins que là où son savoir est borné, ambigu, incertain. On n'hésite pratiquement que là où il n'y a pas l'absolue évidence intellectuelle ; on ne peut pas faillir dans la lumière et contre la lumière. Un Lucifer était donc par sa nature même impeccable. La volonté du mal ne naît que de l'opposition qu'une intelligence imparfaite croit saisir par erreur, dans un monde hypothétiquement parfait, entre son bien et celui de tous. Mais, si Dieu et son oeuvre sont bien réellement parfaits, une telle antinomie entre le bien individuel et le bien universel — qui apparaît déjà aux plus hautes intelligences humaines comme sans doute que provisoire — apparaîtra bien mieux comme telle à l'archange de l'intelligence même au « porte lumière » de la pensée. Savoir, c'est participer en quelque sorte à la conscience de la Vérité suprême, à la conscience divine ; avoir toute la science, ce serait concentrer en soi tous les reflets de la conscience même de Dieu : comment, de tout ce divin, le satanique pourrait-il sortir ? »
D'ailleurs, le dogme du péché originel ne s'applique qu'à l'humanité.
Les Cartésiens l'avaient si bien compris que, systématiquement, ils écartèrent l'objection en déclarant que les animaux n'étaient que des automates.
« Si les bêtes pensent, disaient-ils, elles ont une âme. Si cette âme est mortelle, celle de l'homme pourrait bien l'être aussi. Si elle est immortelle, on ne comprend ni comment ni pourquoi les bêtes peuvent souffrir et sentir leurs souffrances. Les bêtes ont-elles donc mangé du foin défendu ? Attendent-elles un Messie ? »
Aujourd'hui que la question de « l'âme animale » ne fait plus de doute, l'argument des Cartésiens se retourne forcément contre l'idée providentielle.
En dernière ressource, les partisans de cette idée en sont réduits à dénier à l'intelligence humaine la capacité de comprendre le plan divin.
Sans doute, l'intelligence humaine est encore bien débile ; mais c'est par trop la rabaisser que de lui refuser le droit de porter un jugement sur les douloureuses conditions de la vie terrestre. Ce jugement ne comporte pas de doute : l'évolution ne saurait être l'oeuvre d'une divinité souverainement intelligente, juste, bonne et puissante, soit que cette divinité ait réglé d'avance, dans son entendement, cette évolution dans ses moindres détails ; soit qu'elle intervienne constamment pour la régir au fur et à mesure.
On a cependant tenté de concilier avec les faits l'idée providentielle : le mal, les tâtonnements et les erreurs pourraient se comprendre, a-t-on dit, de la façon suivante : la Providence se serait bornée, en créant l'univers primitif, à mettre en lui, avec l'élan progressif, toutes les potentialités. L'évolution, l'élan donné, se serait alors faite d'elle-même, et les réalisations s'effectueraient librement, en dehors de tout plan préétabli et de la direction providentielle, qui aurait cessé d'intervenir.
C'est à peu près ce qu'exprime le père Zahn dans son livre « l'Evolution et le dogme »
« Pour toute l'ancienne école de théologie naturelle, Dieu était la cause directe de tout ce qui existe. Pour l'évolutionniste, il est la cause des causes, causa causarum, du monde et de tout ce qu'il renferme. Dans les anciennes théories, Dieu créait chaque chose directement et dans l'état où elle existe actuellement.
D'après l'évolution, la création, ou plutôt le développement des Etres a été un progrès lent et graduel, exigeant d'incalculables périodes de temps pour transformer le chaos en cosmos et pour donner à l'univers visible toute la beauté et toute l'harmonie qu'il présente... Ainsi comprise, et c'est son véritable sens, l'évolution, pour emprunter les expressions de Temple[4] « nous enseigne que l'exécution du plan divin relève davantage de l'acte primordial de la création, et moins des actes ultérieurs de son gouvernement providentiel. Il y a là, de la part de Dieu, plus de prévoyance d'un côté et, de l'autre, moins d'interventions répétées, et tout ce qui a été enlevé à celles-ci à été ajouté à celle-là. »
La responsabilité du créateur, vis-à-vis du problème du mal, serait ainsi diminuée ; mais non totalement écartée, car on ne saurait admettre, en effet, que Dieu, dans son omniscience, n'eut pas prévu la future prédominance du mal.
Les déistes sont alors conduits à conclure que l'évolution n'aurait pas pu être orientée dans un sens différent, parce que le mal est la condition même de l’évolution, et contient en germe le bien futur.
Il y a là une restriction singulière à la toute puissance divine, qui ne saurait être conditionnée par quoi que ce soit.
De plus, il n'est nullement démontré que le mal soit un facteur évolutif indispensable. Un grand nombre de naturalistes contemporains pensent le contraire. Ils se basent, non sur des idées préconçues, mais sur l'examen impartial des faits.
Que démontrent ces faits ? C’est que les variations nouvelles apparaissent et prospèrent d'autant mieux que les conditions ambiantes leur procurent un mode d'existence plus facile et plus doux.
Kropotkine, étudiant les régions Sibériennes, remarque que la vie y est relativement rare et que les périodes les plus dures, au point de vue climatérique, sont suivies non d'une évolution progressive, mais d'une régression dans tous les sens.
Un botaniste russe, Korschinsky[5] est arrivé aux conclusions suivantes : les nouvelles formes n'apparaissent pas dans des conditions d'existence rigoureuses, ou, si elles apparaissent, elles s'éteignent rapidement. Les variations sont surtout fréquentes quand l'ambiance est avantageuse, tandis que les conditions inclémentes, loin de favoriser l'évolution, la ralentissent en restreignant les variations et en éliminant les formes nouvelles en train de se constituer.
Un autre botaniste, Luther Burbank, cultivateur en Californie[6] conclut, de très nombreuses recherches, qu'un sol riche et des conditions générales favorables déterminent les variations générales et les favorisent, alors que les conditions de vie rigoureuse les empêchent et amènent une régression générale.
Il en est pour l'humanité comme pour les formes de vie inférieure. Les années marquées par des disettes, des épidémies, des guerres, etc... donnent naissance à une génération affaiblie et inférieure.
Il est donc certain que :
1° le mal, trop accentué ne favorise pas l'évolution, mais la gêne. Ce n'est plus un aiguillon, c'est un frein.
2° Le mal n'est pas indispensable pour l'évolution, puisque la vie est surtout surabondante et variée dans les régions favorisées au point de vue des conditions de climat, d'alimentation et de bien-être.
Autre considération, celle-là capitale : puisque la lutte pour la vie et l'adaptation sont des facteurs secondaires et qu'on peut concevoir l'évolution se faisant sans eux, il est clair que le mal ne peut plus être considéré comme la condition sine qua non de l'évolution.
Que le mal soit inévitable dans les phases inférieures de l'évolution et apparaisse simplement comme la mesure même de l'infériorité des mondes, cela est plausible ; mais ce ne l'est que si l'on considère les mondes évoluant par une poussée primitivement aveugle et inconsciente. Ce ne l'est plus dans l’hypothèse d'un plan divin.
Aucune argumentation, si subtile soit-elle, ne peut tenir contre cette évidence : « un créateur est un être en qui toutes choses ont leur raison et leur cause, conséquemment à qui vient aboutir toute responsabilité suprême et dernière. Il assume ainsi sur sa tête le poids de tout ce qu'il y a de mal dans l'univers. A mesure que l'idée d'une puissance infinie, d'une Liberté suprême devient inséparable de l'idée de Dieu, Dieu perd toute excuse, car l'absolu ne dépend de rien, il n'est solidaire de rien et au contraire, tout dépend de lui, a en lui sa raison.
Toute culpabilité remonte ainsi jusqu'à lui : son oeuvre, dans la série multiple de ses effets, n'apparaît plus à la pensée moderne que comme une seule action, et cette action est susceptible, au même titre que toute autre, d'être appréciée au point de vue moral ; elle permet de juger son auteur ; le monde devient pour nous le jugement de Dieu. Or, comme le mal et l'immoral, avec le progrès même du sens moral, deviennent plus choquants, dans l'univers, il semble, de plus en plus, qu'admettre un « créateur » du monde, c'est, pour ainsi dire, centraliser tout ce mal en un foyer unique, concentrer toute cette immoralité dans un seul être et justifier le paradoxe : « Dieu, c'est le mal. » Admettre un créateur, c'est, en un mot, faire disparaître du monde tout le mal pour le faire rentrer en Dieu comme en sa source primordiale ; c'est absoudre l'homme et l'univers pour accuser leur libre auteur[7]. »

4° Le néo-manichéisme
II resterait à l'esprit humain une ressource suprême pour absoudre non seulement l'homme et l'univers ; mais pour absoudre Dieu lui-même : ce serait de se refuser à voir en lui le libre auteur du monde et d'attribuer la création de ce dernier à un demi dieu ou à un démon malfaisant ; de voir dans l'univers « un double principe du bien et du mal luttant à armes égales et triomphant tour à tour.»
Or, la conception manichéenne, quelque compliquée, absurde et niaise qu'elle apparaisse à tout esprit philosophique, n'est pas morte. Elle a cours encore, paraît-il dans des sectes mystiques qui ont hérité des enseignements moyenâgeux. L'écho de ces vieilles traditions se retrouve même ailleurs. Ce n'est pas sans un sentiment de profonde surprise qu'on voit la pensée manichéenne affirmée par des esprits imbus du traditionalisme chrétien[8]. Flournoy qui n’a pas craint d'exposer de semblables idées, s'efforce d'écarter les objections inévitables par un faux-fuyant : « Si Dieu existe, il est dès l'origine en lutte contre un principe indépendant de lui et d'où vient tout le mal ; il n'est donc pas l'Absolu, le Tout-puissant, le Créateur et le maître omnipotent de cet univers, et nous retombons fatalement dans la vieille doctrine des manichéens. Je vous avoue que je ne suis pas assez théologien ni philosophe pour tirer ça au clair ! Mais ce ne serait peut-être pas la première fois qu'une hérésie condamnée par les conciles se trouverait avoir raison contre eux et présenter plus de conformité avec la pensée du Christ que la tradition reçue. Quoi qu'il en soit, la notion d'un Dieu, limité sans doute, mais pure bonté, sans cesse à l'oeuvre pour tirer tout le bien possible de maux dont il n'est pas l'auteur, et luttant contre des résistances étrangères pour introduire son règne d'amour dans le chaos primordial (ce qui serait la cause et le mot dernier de l'évolution), cette notion, dis-je, qui me paraît ressortir de toute la carrière de Jésus, me semble infiniment plus généreuse que la conception courante du Dieu morigéneur et vindicatif, punissant sur les enfants l'iniquité des pères, et comblant ses créatures (et de préférence les meilleures) d’épreuves dont elles devraient encore le remercier ! »
Est-il besoin de discuter le manichéisme ou le néo-manichéisme ? Non, évidemment. Il suffit de faire observer qu'il est encore plus compliqué que vain et par suite, contraire à toute méthodologie, soit philosophique, soit scientifique.
Le manichéisme apparaît simplement comme une preuve éclatante de l'impossibilité de concilier, avec le problème du mal, l'hypothèse d'une création providentielle. Mais il ne résiste pas à cet argument : que l'hypothèse d'une cause première extérieure à l'univers est une hypothèse inutile.
Puisque, bon gré mal gré, nous devons toujours arriver à la conception d'une cause première, elle-même sans cause, il est tout à fait superflu de placer cette cause première ailleurs que dans l'univers même.
La conception d'une création ex nihilo ne saurait solutionner la difficulté inhérente, fatalement, à la recherche de la cause première. Elle ne fait que la révéler et elle augmente encore cette difficulté, en la chargeant du formidable problème du mal.

[1] Vogel : La Religion de l'Evolutionnisme (Chez Fischlin, à Bruxelles)

[2] Consulter le curieux recueil de Conférences du R. P. Zahm traduit sous le titre : l'Evolution et le Dogme, par l'abbé Flageolet Lethielleux éditeur, 10, rue Cassette, Paris.

[3] Ce chapitre ne doit absolument pas être considéré isolément. Ce qui précède et ce qui suit, prouve qu'il n'est pas besoin d'avoir recours à la conception providentielle, pour reconnaître dans l'univers, une harmonie idéale. Nous nous efforcerons de démontrer que l'évolution est précisément la réalisation de la souveraine conscience, de la souveraine justice, du souverain bien

[4] Temple : Relations between Religion and Science.

[5] Korschinsky : Hétérogenèse et Evolution. Contribution à la théorie de l'origine des espèces (mém. acad. Pétrograd, IX, 1899.

[6] Delage et Goldsmith : Les Théories de l'Evolution.

[7] Guyau : L'Irréligion de l'avenir.

[8] Flournoy : Le génie religieux.

 

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