Le Centre Spirite Lyonnais Allan Kardec


Chapitre III
L’individualité psychologique

Nous venons d'établir la faillite de la conception classique de l'individualité physiologique. Nous allons montrer maintenant la faillite de la conception classique de l'individualité psychologique.
Cette dernière est basée sur deux notions principales :
La notion du moi synthèse d'états de conscience.
La notion de la dépendance étroite de tout ce qui constitue l'Etre pensant au fonctionnement des centres nerveux.
Examinons successivement ces deux propositions essentielles :

1° Le moi considéré comme synthèse d'états de conscience
Voici, faisant suite à la conception physiologique que nous avons empruntée à M. Dastre, la conception psychologique que nous empruntons à M. Ribot[1] : « C'est l'organisme et le cerveau, sa représentation suprême, qui est la personnalité réelle, contenant en lui les restes de ce que nous avons été et les possibilités de ce que nous serons. Le caractère individuel tout entier est inscrit là avec ses aptitudes actives et passives, ses sympathies et ses antipathies, son génie, son talent ou sa sottise, ses vertus et ses vices, sa torpeur ou son activité. Ce qui en émerge jusqu'à la conscience est peu au prix de ce qui reste enseveli quoique agissant. La personnalité consciente n'est jamais qu'une faible partie de la personnalité psychique.
« L'unité du moi n'est donc pas celle de l'entité une des spiritualistes qui s'éparpille en phénomènes multiples, mais la coordination d'un certain nombre d'états sans cesse renaissants, ayant pour seul point d'appui le sentiment vague de notre corps. Cette unité ne va pas de haut en bas, mais de bas en haut ; elle n'est pas un point initial, mais un point terminal...
« Le moi est une coordination. Il oscille entre ces deux points extrêmes où il cesse d'être : l'unité pure, l'incoordination absolue.
« Le dernier mot de tout ceci, c'est que le consensus de la conscience étant subordonné au consensus de l'organisme, le problème de l'unité du moi est, sous sa forme infime, un problème biologique. A la biologie d'expliquer, si elle le peut, la genèse des organismes et la solidarité de leurs parties. L'interprétation psychologique ne peut que la suivre. »
Le Dantec arrive aux mêmes conclusions[2]. La conscience individuelle, selon lui, n'est que la somme de toutes les consciences des neurones, de sorte que « notre moi sera déterminé par le nombre, la nature, la disposition, les connexions réciproques de tous les éléments de notre système nerveux. »
Aussi donc, pour la psychophysiologie classique contemporaine, le moi conscient n'a pas d'unité essentielle : c'est une simple coordination d'états, de même que l'organisme auquel il est lié n’est qu'une coordination polyzoïste. Les objections qui s'imposent à cette conception sont les mêmes que celles qui s'imposent à la conception physiologique de l'individu. Elles ne tiennent pas compte de la nécessité d'un principe directeur et centralisateur, créant le moi et maintenant sa permanence.
Le Dantec explique ainsi la permanence du moi : « La conscience individuelle, dit-il, n'est pas invariable ; elle se modifiera d'une manière lente et continue avec les changements incessants que produira dans notre organisme l'assimilation fonctionnelle accompagnant toutes les opérations que nous exécutons ; c'est ce qui constituera la variation de notre personnalité ; mais, par suite de la loi d'assimilation et de la cohésion particulière des substances plastiques, il y aura continuité dans le temps entre ces diverses personnalités successives ; c'est pour cela que le moi psychologique accompagne l'individu physiologique depuis sa naissance jusqu'à sa mort, à travers ses modifications incessantes. »
La conception du moi synthèse d'éléments est, avec des modalités diverses, celle de l'immense majorité des psycho-physiologistes contemporains, par réaction contre les anciennes hypothèses vitalistes ou spiritualistes.
Tous leurs efforts tendent à faire concorder, bon gré, mal gré, cette conception avec la notion expérimentale de l'unité du moi. Hoeffding[3], Paulhan[4], Wundt[5], bien d'autres encore, ont rivalisé de subtilité dans cette tâche impossible. Ils vont parfois, pour surmonter la difficulté, jusqu'à avoir recours à de véritables entités psychométaphysiques.
Claude Bernard avait invoqué, en physiologie, l’idée directrice.
Wundt, en psychologie, attribue le rôle unitaire à ce qu'il appelle l' « aperception ».
Ces subtilités ou ces « tours de force » n'ont pas, en réalité, fait faire un pas en avant à la question : « A quelque point de vue que l'on se place, comme le dit Boutroux, la multiplicité ne contient pas la raison de l'unité[6]. »
C'est l'évidence même et le moment est venu de tirer, de cet aphorisme, ses conséquences logiques. Pour cela, il importe, avant tout, de nous dégager des abstractions, des idées préconçues, des vaines querelles d'écoles ci des étiquettes.
La question est très simple ; elle ne souffre pas d'équivoque : oui ou non le moi est-il simplement synthèse d'éléments ?
Oui ou non, cette synthèse n'est-elle que la somme de conscience des neurones et est-elle liée étroitement et exclusivement au fonctionnement des centres nerveux ?
C'est ce que nous allons examiner à la lumière de tous les faits psychologiques.

2° Le moi considéré comme produit du fonctionnement des centres nerveux
La conception classique était basée, on le sait, sur la vieille notion du parallélisme psychophysiologique dont on donnait les preuves suivantes :
— Le développement de l'intelligence consciente accompagne le développement de l'organisme et sa diminution progressive concorde plus tard avec la décrépitude sénile ;
— L'activité psychologique est proportionnelle à l'activité des centres nerveux ;
— L'activité psychologique disparaît par le repos des centres nerveux dans le sommeil ou par l'inaction des centres nerveux dans la syncope ;
— L'activité psychologique exige le fonctionnement normal des centres nerveux ; les lésions atteignant ces centres, les infections ou intoxications graves retentissant sur le cerveau troublent, restreignent ou suppriment l'activité psychique :
— Cette activité psychique est étroitement conditionnée par l'étendue des capacités organiques. Elle en est strictement inséparable. Les éléments qu'utilise l'intelligence lui viennent des sens : « nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. » La portée des sens limite ainsi la portée de l'intelligence consciente.
— Toutes les facultés psychologiques, enfin, dépendent de localisations cérébrales précises et nettes. La destruction de l'un de ces centres supprime la faculté correspondante.
Tel est l'enseignement classique sur le parallélisme psychophysiologique, enseignement si longtemps considéré comme indiscutable et d'ailleurs généralement indiscuté. Cependant, de nos jours, des difficultés sérieuses se sont imposées à l'attention.

3° Faits de la psychologie normale en contradiction avec la thèse du parallélisme
Tout d'abord le parallélisme, analysé à la lumière de faits nouveaux, ne paraît plus aussi étroit qu'on le pensait : les tentatives de localisations cérébrales, qui donnaient de si belles promesses, ont abouti à un demi-échec, sinon à un échec complet. Les travaux de Pierre-Marie, la thèse de Moutier ont prouvé que même la localisation la mieux établie, celle du pied de la troisième frontale gauche, n'est pas la localisation étroite du langage. Le langage, comme toutes les fonctions, exige l'action synergique de plusieurs centres.
Certains cas anatomo-pathologiques ont prouvé que la privation de portions vraiment énormes du cerveau, dans les régions qu'on croyait précisément essentielles, peut n'être suivie d'aucun trouble psychique grave et d'aucune restriction de la personnalité.
Voici le relevé de ces principaux cas, que j'emprunte aux « Annales des Sciences psychiques » de janvier 1917[7].
« M. Edmond Perrier présentait à l'Académie française des Sciences, dans sa séance du 22 décembre 1913, une observation du Docteur R. Robinson, concernant un homme qui vécut un an, presque sans souffrance, sans aucun trouble mental apparent, avec un cerveau réduit à l'état de bouillie et ne formant qu'un vaste abcès purulent.
En juillet 1914, le docteur Hallopeau apportait à la Société de chirurgie le récit d'une opération qu'on fit subir, à l'hôpital Necker, à une jeune fille tombée d'un wagon du Métro. A la trépanation, on constate qu'une notable proportion de matière cérébrale est réduite littéralement en bouillie.
On nettoie, on draine, on referme et la malade guérit parfaitement.
Maintenant, voici ce que publièrent les journaux parisiens à propos de la séance de l'Académie des Sciences, à Paris, 24 mars 1917 :
L'ablation partielle du cerveau. — Comme suite à ses communications antérieures sur cette intervention, qui va à rencontre des idées généralement professées jusqu'ici, le docteur A. Guépin, de Paris, adresse à l'Académie une nouvelle contribution à l'étude de cette question. Il y mentionne que son premier opéré, le soldat Louis R., aujourd'hui jardinier près de Paris, malgré la perte d'une énorme partie de son hémisphère cérébral gauche (substance corticale, substance blanche, noyaux centraux, etc.) continue à se développer intellectuellement comme un sujet normal, en dépit des lésions et de l'enlèvement de circonvolutions considérées comme sièges de fonctions essentielles. De cette observation typique et des neuf autres analogues du même auteur que connaît l'Académie des Sciences, le docteur Guépin estime que l'on peut conclure aujourd'hui sans témérité :
1° Que l'amputation partielle du cerveau chez l'homme est possible, relativement facile et sauve certains blessés, que les traités classiques paraissent condamner encore à une mort certaine, ou tout au moins à des infirmités incurables ;
2° Que ces opérés semblent parfois ne se ressentir en rien d'avoir perdu telle ou telle région cérébrale.
Ce travail est renvoyé à l'examen du docteur Laveran, chargé de l'étudier dans un rapport.
Cette question est évidemment d'une telle importance, au point de vue de nos études et au point de vue « humain » en général, que nous croyons utile de traduire et reproduire ici un passage d'un discours prononcé le 7 août 1916 par le docteur Augustin Iturricha, président de la Société Anthropologique de Sucre (capitale de la Bolivie), au cours d'une séance de cette Société :
Mais voici des faits plus surprenants encore recueillis dans la clinique du docteur Nicolas Ortiz, et que le docteur Domingo Guzman a eu l'amabilité de me communiquer. La source de ces observations ne peut être soupçonnée, elle émane de deux hautes personnalités de notre monde scientifique, de deux vrais savants :
Le premier cas se rapporte à un garçon de 12 à 14 ans, décédé dans le plein usage de ses facultés intellectuelles, malgré que sa masse encéphalique fut complètement détachée du bulbe, dans les conditions d'un homme réellement décapité. Bien grande dut être la stupéfaction des cliniciens rencontrant, au moment de l'autopsie, quand on ouvrit la cavité crânienne, les méninges hyperémiées et un grand abcès occupant presque tout le cervelet, une partie du cerveau et la protubérance : on savait pourtant que cet homme, quelques instants auparavant, pensait avec vigueur. Ils doivent forcément s'être demandés : « Comment cela peut-il se faire ? » Le garçon se plaignait d'une céphalalgie violente, sa température ne descendait pas au-dessous de 39° ; les seuls symptômes dominants consistaient dans une dilatation des pupilles, photophobie et une grande hyperesthésie cutanée. Diagnostic : méningo-encéphalite.
« Le deuxième cas n'est pas moins rare. Il est offert par un indigène âgé de 45 ans, ayant souffert d'une contusion cérébrale au niveau de la circonvolution de Broca, avec fracture des os temporal et pariétal gauches. L'observation du patient avait révélé : élévation de la température, aphasie et hémiplégie droite. Le directeur et les autres médecins de la clinique entreprirent avec lui une intéressante expérience de rééducation du langage : ils parvinrent à lui faire prononcer de huit à dix mots, parfaitement compréhensibles et conscients.
Malheureusement l'expérience ne put continuer parce que le malade après une vingtaine de jours, fut saisi d'une forte élévation de température, d'une céphalalgie intense suivie de délire et de coma ; il expirait trente heures après. Au cours de l'autopsie, on rencontra un grand abcès occupant presque tout l'hémisphère cérébral gauche. Là aussi on peut se demander : « Comment cet homme pensa-t-il ? Quel organe lui servit pour penser, après la destruction de la région qui, au dire des physiologies, est le siège de I'intelligence ? »
Un troisième cas de la même clinique est présenté par un jeune agriculteur de 18 ans : l'autopsie montra trois abcès de la grosseur d'une mandarine, occupant chacun la partie postérieure des deux hémisphères cérébraux et une partie du cervelet, avec communications réciproques. Malgré cela, le malade pensait comme les autres hommes, de telle façon qu'un beau jour il demanda et obtint un congé pour aller s'occuper de ses petites affaires. Il mourut en rentrant à l'hôpital.»
Le parallélisme psychophysiologique est donc tout à fait relatif.
Ce n'est pas tout. Bien d'autres objections se dressent encore contre la conception classique, sans même sortir du domaine de la psychologie ordinaire et banale.
Dans son livre « l'Inconscient », VM. Dwelshauvers a résumé clairement les principales de ces objections.
D'abord : les localisations sont strictement et uniquement anatomiques.
« La mise en jeu des cellules cérébrales des centres localisés suppose une excitation préalable, et cette excitation préalable provient d'un acte psychophysiologique qui lui, ne peut être localisé.
II n'y a pas de localisations psychophysiologiques. Les localisations sont de la haute fantaisie.
Et s'il est impossible de localiser la moindre des sensations, il l'est beaucoup plus encore d'assigner un endroit déterminé de l'écorce cérébrale à ce qu'on nommait jadis des facultés : abstraction, volonté, sentiment, imagination, mémoire. »
Donc les hypothèses matérialistes qui faisaient de la pensée une sécrétion du cerveau et voulaient assigner des centres aux facultés mentales sont erronées : « II n'y a pas de centres spéciaux présidant l'un à l'abstraction, l'autre aux émotions, un troisième à la mémoire, un autre à l'imagination. Cette mythologie cérébrale est abandonnée ; notre activité spirituelle n'obéit pas à des divinités locales, érigées par des savants crédules dans les différents coins de leurs schémas cérébraux ! »
De plus il semble réellement impossible « d'expliquer l'activité mentale par l'activité cérébrale et de réduire l'une à l'autre. » En effet. « chaque fois que l'individu pensant ne se borne pas à répéter, mais qu'il acquiert quelque chose de nouveau, il dépasse les mécanismes fixés en lui... l'effort va au-delà de l'acquis ; il forme la synthèse de l'acquis et d'impressions nouvelles ; il exige de la part de l'individu un surcroît d'activité. Le mécanisme cérébral reste en arrière de l'intelligence... Il y a dans cette activité qui est véritablement progressive et caractérise l'effort humain, une synthèse qui se renouvelle et non une répétition de l'acquis. Chez les animaux aussi on constate cet effort qui est le propre de la vie mentale, lorsque, mis dans des conditions anormales, ils modifient leurs habitudes et s'adaptent à des circonstances inaccoutumées...
Ainsi donc, le parallélisme n’est pas strict entre la série biologique et la série psychologique ; celle-ci déborde la première. »
Enfin, dernier argument important : « L'éducation, depuis les sensations jusqu'aux combinaisons d'idées, a pour conditions anatomiques et physiologiques l'association de nombreux éléments dont aucun en soi n'est, à proprement parler, psychologique : ce sont en effet des mouvements très complexes. L'activité psychologique apparaît vis-à-vis d'eux comme une synthèse, et cette synthèse est différente des éléments qui la composent, elle est autre chose que ces éléments.»
Les arguments que nous venons de passer en revue ébranlent, on le voit, la vieille conception classique du parallélisme psychophysiologique absolu. Ils l'ébranlent sans même sortir du domaine de la psychologie courante, banale, laquelle, on le sait aujourd'hui, n'est qu'une part, la moins importante, du psychisme individuel. Noua avons tenu à faire ressortir les difficultés de la théorie classique en nous conformant à sa méthode et en nous cantonnant dans l'analyse des faits élémentaires. Maintenant nous allons voir ce que donnera la méthode opposée, celle que nous avons adoptée : nous allons considérer ce qu'il y a de plus complexe et de plus élevé dans l'être psychologique, c'est-à-dire son psychisme subconscient.


[1] Les maladies de la personnalité.

[2] Le Dantec : Le Déterminisme biologique et la personnalité conscience. — L'Individualité. — Théorie nouvelle de la vie.

[3] Hoeffding : Esquisse d'une psychologie fondée sur l'expérience.

[4] Paulhan : L'Activité mentale

[5] Wundt : Physiologische Psychologie

[6] Boutroux : De la contingence des lois de la nature

[7] Résumé de M. de Vesme

 

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