Le Centre Spirite Lyonnais Allan Kardec


LES FORCES IDÉOPLASTIQUES


 

Rien ne peut être aussi important pour la recherche scientifique et la spéculation philosophique que la démonstration, appuyée par des faits, de cette proposition : que ce qui est abstrait peut devenir concret, qu'un phénomène psychologique peut se transformer en un phénomène physiologique, que la pensée peut-être photographiée, se concréter en une matérialisation plastique, ou créer un organisme vivant. En d'autres mots : rien ne peut être aussi important pour la science et la philosophie que d'établir que la force et la volonté sont des « forces idéoplastiques et organisatrices ». En effet, la révélation de ce fait place le chercheur en présence d'un acte « créateur » vrai et propre, avec cette conséquence d'identifier l'individualité pensante humaine avec la Puissance Primordiale dont l'univers est une réalisation. Je me réserve de développer, le moment venu, cette conception grandiose de l'Etre.
A propos de la question que nous envisageons ici, je remarquerai tout d'abord que l'idée de l'existence d'une pensée et d'une volonté substantielles et objectivables, n'est pas nouvelle. Les philosophes alchimistes du XVIe et XVIIe siècle — Vanini, Agrippa, Van Helmont — attribuaient déjà au « magnétisme projeté par la volonté » les résultats qu'ils obtenaient par leurs amulettes et leurs charmes. Van Helmont a écrit : « Le désir se réalise dans l'idée, laquelle n'est pas une idée vaine, mais une idée-force, une idée qui réalise l'enchantement ». Et voilà déjà formulée, avec trois siècles de priorité, la fameuse théorie de Fouillée sur les « idées-force » ; et ceci d'une manière qui est même plus complète, puisqu'on admet l'objectivation de l'idée. Van Helmont a même nettement formulé la théorie des « formes-pensées », de « l'idéoplastie », de la « force organisatrice », en attribuant en outre une existence passagère, mais active, aux créations de la pensée. Il écrit :
Ce que j'appelle les « esprits du magnétisme » ne sont pas précisément des esprits qui nous viendraient du ciel, et encore moins des esprits infernaux. Ils proviennent d'un principe qui réside dans l'homme même comme le feu se dégage de la pierre. Grâce à la volonté, l'on dégage de l'organisme humain une faible portion « d'esprit », qui prend une forme déterminée, en se transformant en un « être idéal ». A partir de ce moment, cet « esprit vital » devient quelque chose d'une nature intermédiaire entre l’être corporel et les êtres incorporels : Il peut ainsi se transférer où la volonté le dirige, n'étant plus soumis aux limitations de l'espace et du temps. Ce n'est nullement une conséquence du pouvoir démoniaque ; c'est une faculté spirituelle de l'homme, qui est rattachée à l'homme.
J'ai hésité jusqu'ici à révéler au monde ce grand mystère, grâce auquel l’homme apprend qu'il y a en lui, à la portée de sa main, une énergie qui obéit à sa volonté, liée à sa puissance imaginative, et qui peut agir extérieurement en exerçant son influence sur des choses et des personnes à distance — même à une très grande distance.
Il est bon d'insister sur cette circonstance : que les affirmations de Van Helmont sur les propriétés objectivables de la pensée et de la volonté n'étaient pas purement intuitives ; elles étaient fondées sur l'observation de phénomènes incontestables, auxquels assistaient souvent ces premiers examinateurs de l'occulte, quoique les temps ne fussent pas mûrs encore pour interpréter dûment ce qu'ils constataient empiriquement. Il n'est pas moins vrai qu'on trouve déjà nettement formulées chez les alchimistes d'il y a trois siècles, les propriétés dynamiques de la pensée et de la volonté ; propriétés que l'on commence à peine, de nos jours, à étudier avec des méthodes rigoureusement scientifiques.
Maintenant, il me faut prévenir mes lecteurs que les matériaux recueillis par moi sur ce sujet sont si abondants, qu'il me faudrait écrire tout un gros volume pour le développer d'une manière complète ; je devrai donc me borner à présenter un résumé substantiel de chacune des catégories dans lesquelles se partage le thème que je me suis proposé.
La première des catégories dont il s'agit est familière à tous ; je me bornerai donc à y toucher très brièvement. Je veux parler des preuves, de nature simplement inductive, que les expériences de suggestion hypnotique peuvent fournir en faveur de l'hypothèse d'une pensée objectivable.
Seulement, pour bien éclaircir le sujet, je crois qu'il est nécessaire de faire précéder quelques notions générales sur la signification que l'on doit attacher au terme « images » au point de vue psychologique.
On appelle « idée », ou « image », le souvenir d'une ou plusieurs sensations simples ou associées. Chaque pensée n'est qu'un phénomène de mémoire ; et qui se résume dans le réveil, ou dans la reproduction, d'une sensation perçue antérieurement. Il y a autant d'agrégats d'images que nous possédons de sens ; il y a donc des groupes d'images visuelles, auditives, tactiles, olfactives, gustatives et motrices. Ce sont là des images qui, en même temps que les sensations, constituent la matière première de toutes les opérations intellectuelles. La mémoire, le raisonnement, l'imagination sont des phénomènes psychiques qui, en dernière analyse, consistent à grouper et coordonner des images, à en saisir les rapports constitués afin de les retoucher et de les grouper en de nouveaux rapports plus ou moins originaux ou complexes, selon la puissance intellectuelle, plus ou moins grande, des individus. Taine a dit : « De même que le corps est un polypier de cellules, de même l'esprit est un polypier d'images ».
On pensait jadis que les idées n'avaient point un corrélatif physiologique, c'est-à-dire qu'un substratum physique ne leur était pas nécessaire pour se manifester dans le milieu physique. Aujourd'hui, au contraire, il est prouvé que les idées occupent dans le cerveau les mêmes localisations que les sensations ; en d'autres termes, il est prouvé que la pensée n'est qu'une sensation qui renaît d'une façon spontanée, et que par conséquent, la pensée est d'une nature plus simple et plus faible que l'impression primitive, quoiqu'elle soit capable d'acquérir, en des conditions spéciales, une intensité suffisante pour provoquer l'illusion objective de l'objet auquel on songe. Mais la pensée n'est pas uniquement une résurrection de sensations antérieures : la faculté de l'imagination domine en l'homme ; c'est grâce à elle que les images s'accordent entre elles afin d'en créer d'autres. Cela prouve l'existence dans l'intelligence d'une initiative individuelle vraie et propre, ainsi que d'une liberté relative vis-à-vis des résultats de l'expérience. Cela est dû à deux autres facultés supérieures de l’intelligence : la faculté « d'abstraction» et celle de « comparaison ». Il s'ensuit que l'imagination, l'abstraction et la comparaison dominent les manifestations de l'esprit ; toutes les inventions, toutes les découvertes, toutes les inspirations, et créations du génie découlent d'elles.
Ceci dit, je remarquerai qu'un premier indice de la nature essentiellement objectivable des images est fourni par la manière dont elles se comportent dans les manifestations de la pensée. Bien entendu, on se base sur les nouvelles connaissances que l'on possède sur ce sujet et qui amènent à modifier le point de vue auquel les modes fonctionnels de l'intelligence ont été envisagés jusqu'ici. Sans les dernières connaissances fournies, à cet égard, par les recherches métapsychiques, on ne pourrait certainement pas attribuer aux divers modes fonctionnels par lesquels se réalisent les images, dans la veille comme dans le sommeil normal, la signification que l'on est cependant en droit de leur conférer.

Images consécutives. — Lorsqu'une sensation est fréquemment répétée, elle acquiert une vivacité exceptionnelle, de manière à persister parfois longtemps même, quand la cause qui l'a produite n'existe plus. Elle peut même renaître avec toute la vivacité d'une sensation proprement dite. Newton parvenait, par un effort de volonté, à reproduire « l'image consécutive » du disque solaire, plusieurs semaines après avoir interrompu ses observations astronomiques. M. Binet cite le cas du professeur Pouchet, microbiologiste, qui, en se promenant dans les rues de Paris, vit tout à coup surgir devant lui les images de ses préparations microscopiques, images qui se juxtaposaient sur les objets extérieurs. Ces visions surgissaient en lui spontanément, sans aucune association d'idées.
Les hallucinations de cette nature présentent une netteté caractéristique, et l'intensité des « images consécutives » est telle qu'on pourrait les projeter sur un écran, ou sur une feuille de papier, pour en tracer ensuite les contours avec le crayon. Le Dr Binet remarque que cette reviviscence de l'image, longtemps après que la sensation excitatrice a cessé d'agir, exclut absolument l'idée que l'image consécutive ait été gardée dans la rétine On doit donc en conclure qu'elle a été gardée dans le cerveau ; par conséquent, que sa renaissance n'implique nullement la mise en activité des « petits cônes » et des « bâtonnets » de la rétine.
Telles sont les modalités par lesquelles se réalisent les « images consécutives ». Je répète que si l'on veut les envisager séparément, elles n'offrent pas une base inductive adéquate pour conclure à l'existence de quelque chose d'objectif en elles. Toutefois, comme les nouvelles recherches — que je vais traiter amplement — portent à admettre que les images en général consistent en des projections extériorisées de la pensée, il n'y a pas de raison pour ne pas conclure dans le même sens pour les « images consécutives ». Le fait que leur vivacité est telle qu'on parvient à les fixer sur une feuille de papier, en traçant leurs contours avec un crayon, est déjà fort significatif dans le sens que je viens d'indiquer.

Hallucinations spontanées et volontaires. — Dans les événements de la vie de chaque jour, tous les souvenirs sont constitués par des images, atténuées, plus ou moins vagues ; leur faible vivacité ne permet pas d'en distinguer la nature. Mais cette règle a de nombreuses exceptions, et tous les hommes de génie, dont la puissance d'imagination est parvenue à créer des chefs-d'œuvre, ont été doués d'une vision mentale intense, qui leur permettait d'apercevoir intérieurement les personnages et les milieux engendrés par le travail fiévreux de leur mental en gestation.
On sait que les grands romanciers — parmi lesquels Dickens et Balzac — étaient parfois comme obsédés par la vision des personnages qu'ils avaient créés ; ceci jusqu’au point de les voir agir devant eux, avec l’indépendance de personnes réelles.
On doit en dire autant des artistes peintres, dont le pouvoir visualisateur peut parvenir au point de remplacer le modèle vivant. Brierre de Boismont, dans son ouvrage sur Les Hallucinations (pp. 26 et 451), rapporte le fait suivant :
"Un artiste peintre qui avait hérité en grande partie de la clientèle du célèbre portraitiste Sir Josué Reynolds, et qui se regardait comme étant supérieur à ce dernier, recevait tant de commandes, qu'il me déclara avoir peint dans le courant d'une seule année trois cents portraits, grands et petits. Une telle production paraîtrait normalement impossible ; mais le secret de sa rapidité de travail, et du succès extraordinaire de son art, consistait dans cette circonstance : il n'exigeait qu'une unique séance de pose pour chaque modèle. Wigan rapporte :
« Je l'ai vu moi-même exécuter sous mes yeux, en moins de huit heures, le portrait en miniature d'un monsieur de ma connaissance, et je puis assurer que le portrait était soigneusement fait, et d'une ressemblance parfaite. Je lui demandai des renseignements sur sa méthode ; il me répondit : « Lorsqu'on me présente un nouveau modèle, je le regarde avec beaucoup d'attention pendant une demi-heure, en fixant, de temps en temps, un détail de ses traits sur la toile. Une demi-heure me suffit, et je n'ai pas besoin d'autres séances de pose ; je mets la toile de côté et je passe à un autre modèle. Quand je veux continuer à peindre le premier portrait, je pense à l'homme que j'ai vu ; avec l'imagination je l’assoies sur le tabouret, sur lequel je l'aperçois nettement, comme s'il s'y trouvait réellement ; j’en distingue même la forme et la couleur d'une manière plus nette et plus vivace que si elle y était personnellement. Alors je regarde, de temps à autre, la figure imaginaire, je la fixe à mon aise sur la toile, et lorsque c'est nécessaire, je suspens le travail pour observer soigneusement le modèle dans la pose qu'il a prise. Et chaque fois que je tourne le regard vers le tabouret, j'y vois immanquablement mon homme. »
Seulement, cette faculté exceptionnelle d'objectivation des images finit par être fatale à l'artiste, qui, un beau jour, ne parvint plus à distinguer ses hallucinations volontaires représentant certaines personnes, des personnes réelles et perdit la raison.
Aussi dans les cas de cette nature, et toujours grâce à la nouvelle lumière projetée par les recherches métapsychiques sur la genèse des hallucinations en général, tout concourt à démontrer que dans les formes hallucinatoires auxquelles sont sujets plus ou moins volontairement les romanciers et les artistes, il y a quelque chose d'objectif et de substantiel. Cette induction émerge déjà plus nettement de l'analyse des hallucinations par suggestion hypnotique, ainsi que je me dispose à le démontrer.

Suggestion hypnotique et post-hypnotique. — L'image mentale suggérée à un patient en état hypnotique revêt une objectivation substantielle si accentuée, qu'elle cache les objets réels, ou bien permet d'être fixée sur une feuille de papier avec une telle fermeté que, si on n'enlève pas la suggestion, le sujet à l'état de veille continuera de l'apercevoir. Si l'on introduit la feuille au milieu d'un paquet d'autres feuilles absolument identiques, en invitant ensuite le sujet à indiquer celle sur laquelle il voit l'image en question, il le fera sans hésiter et sans se tromper. M. Binet a proposé, pour expliquer cette dernière circonstance, l'hypothèse de « point de repère ». Il suppose que la feuille de papier sur laquelle l'image a été créée présente quelque particularité, comme par exemple, une granulation insignifiante, que le sujet a remarquée subconsciemment, et qui lui sert de « point de repère » pour la reconnaître et pour projeter sur elle l'image hallucinatoire qui lui a été suggérée. Cette hypothèse paraît plausible, jusqu'à un certain point, et lorsqu'on ne possédait pas encore les nouvelles données importantes ressortant des expériences métapsychiques, elle constituait la seule hypothèse grâce à laquelle on pût se rendre compte des faits, quoiqu'elle laissât beaucoup à désirer. Je crois cependant que cette hypothèse doit être presque complètement abandonnée, pour reconnaître que les différentes modalités par lesquelles se manifestent les images hallucinatoires au cours des expériences hypnotiques tendent à démontrer leur nature objective. Je vais dénombrer brièvement les modalités plus significatives en ce sens.
Lorsque, à l'insu du sujet, on retourne la feuille sur laquelle il aperçoit l'image hallucinatoire, de manière à lui présenter en bas la partie d'en haut, le sujet la voit immanquablement retournée. Si on l'invite à la regarder à travers un prisme, il la voit double, comme il arrive pour les images réelles. M. Binet remarque :
"Lorsque, pendant le sommeil hypnotique, je suggère à la malade que sur la table d'une couleur sombre, placée devant elle, il y a un portrait de profil, au réveil elle voit le portrait. Et si alors, sans la prévenir, je place un prisme devant ses yeux, aussitôt la malade s'étonne d'apercevoir deux profils, et immanquablement l'image fictive est localisée conformément aux lois de la physique... Si la base du prisme est en haut, les deux images sont localisées l'une sur l'autre ; si la base est latérale, les images sont visualisées latéralement. Avec des jumelles, l'image hallucinatoire s'approche et s'éloigne, qu'on place devant les yeux de la malade l'oculaire ou l'objectif ; ceci même si l'on a la précaution de dissimuler l'extrémité du binocle qu'on lui présente, et d'éviter que des objets réels tombent dans le champ visuel. Si on lui présente un miroir, la malade y voit réfléchie l'image hallucinatoire. Ainsi, par exemple, je lui suggère la présence d'un objet quelconque sur le coin de la table ; je place ensuite un miroir derrière le coin en question ; et la malade y aperçoit immédiatement deux objets analogues, et l'objet réfléchi par la glace semble à la malade aussi réel que l'objet hallucinatoire, dont il n'est que le réfléchissement."
On peut ajouter que le Dr Périnaud, médecin-chef de la clinique ophtalmologique des maladies nerveuses à l'hôpital de la Salpetrière, a démontré que :
L'hallucination d'une couleur peut développer des phénomènes de contraste chromatique, d'une manière identique, et même plus intense, qu'il n'arrive pour la perception réelle de la même couleur.
Il faut enfin signaler une preuve physiologique en faveur de la réalité substantielle des images hallucinatoires. Elle a trait aux modifications que subit la prunelle des hallucinés. Le Dr Féré observe :
"Voici ce que nous avons remarqué chez deux hystériques avec lesquelles il est possible d'entrer en communication à l'aide de la parole pendant la catalepsie. Lorsqu'on leur ordonne de remarquer un oiseau qui a été se poser sur le sommet d'un clocher, ou un oiseau qui vole en l'air, leurs prunelles se dilatent progressivement jusqu'à doubler leur diamètre primitif. Mais si nous faisons redescendre l'oiseau, leurs prunelles se resserrent graduellement. Cette expérience peut se reproduire à volonté, et le phénomène se renouvelle infailliblement chaque fois qu'on fait observer aux patientes un objet mouvant. Or, ces modifications de la prunelle, provoquées chez des sujets cataleptiques, qui ne cessent pas de présenter tous les phénomènes spéciaux de la catalepsie, démontrent que, dans l'hallucination, l'objet imaginaire est visualisé exactement comme s'il était réel ; ce qui fait qu'il provoque, avec ses mouvements, des efforts d'accommodement de la prunelle, conformément aux mêmes lois qui règlent la prunelle lorsqu'il s'agit d'un objet réel."
Ces modalités diverses et complexes par lesquelles se manifestent les hallucinations par suggestion hypnotique, sortent totalement de l'orbite de l'explication par les « points de repère ». Néanmoins, il était logique et inévitable que les psychologues et les physiologues, peu au courant des recherches métapsychiques, les envisageassent comme devant être de nature purement subjective, quoique cette explication fût inconciliable avec les faits. Maintenant, il est temps de reconnaître que, grâce aux modalités caractéristiques par lesquelles se réalisent les hallucinations dont il s'agit, elles doivent être considérées en rapport avec les « formes de la pensée » visualisées par les sensitifs, ainsi que par les « formes de la pensée » restées gravées sur les plaques photographiques ; enfin, avec les « formes de la pensée » qui se concrètent et se matérialisent au cours des séances médiumniques. Tout contribue donc à démontrer que les hallucinations hypnotiques appartiennent à la classe des projections objectivées par la pensée.

 

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