Le Centre Spirite Lyonnais Allan Kardec


CHAPITRE PREMIER
SPECULATIONS THÉORIQUES


Un cas des plus extraordinaires s'est produit, en décembre 1893, à une séance donnée à Helsingfors en Finlande par Mme d’Espérance, fait qui jette une vive lumière sur les mystérieux phénomènes de la matérialisation et qui confirme par la vue et par le toucher, ce qui, jusqu'à présent, n'avait été qu'un postulat théorique exigé par la logique.
Avant d'entrer dans les détails de ce fait, il faut que je donne en quelques mots une idée du principe auquel j'ai déjà fait allusion, principe qui, nous semble-t-il, comprend tous les faits de matérialisation et qui complète ceux dont je vais traiter.
De tout temps il a été reconnu en spiritisme que le phénomène de la matérialisation se produit aux dépens du corps du médium qui en fournit les éléments nécessaires, c'est à dire qu'un certain degré de dématérialisation du corps du médium est la suite inévitable au phénomène. Mais on ne s'était pas encore décidé à pousser cette hypothèse jusqu'à ses dernières limites, à en tirer les conséquences extrêmes qui devaient s'en déduire absolument, logiquement, si elle était vraie. D'un côté le manque de faits et d'observations directes qui justifient cette conclusion, d’un autre côté le fait extraordinaire qu'elle force à admettre, (fait qui cependant n'est pas plus extraordinaire que celui de la matérialisation elle-même auquel on commence à s'habituer) expliqueraient suffisamment pourquoi il n'a pas encore été expressément formulé et admis en général. Mais maintenant nous avons un fait qui nous donne le droit de nous exprimer avec plus de certitude, c'est ce que je vais essayer.
L'étude des faits médiumniques nous conduit à admettre trois stages de matérialisation :


1 - Au premier degré nous ayons la matérialisation invisible. Nous devons à priori l'admettre indirectement, si nous voyons des mouvements d'objets, que seul un organe humain invisible pourrait provoquer, comme je l'ai indiqué dans « Animisme et Spiritisme » ; ensuite à cause des sensations d'attouchement que l'on éprouve aux séances demi-obscures, et que l'on est tenté, d'attribuer à une main quoique celle-ci reste invisible. Enfin nous sommes confirmés dans cette supposition par les faits de la photographie transcendantale en général, et en particulier par certains cas de ce genre de photographie où la vue et le toucher de formes invisibles à l'œil normal sont confirmés par la photographie. Telles sont, par exemple, les photographies de Beattie, ainsi que celles de Mumler, où Mme Conant, le fameux médium américain, voit une apparition qui lui touche la main et où la photographie prouve que c'était bien véritablement une main appartenant à une figure invisible à l’œil ordinaire ; ou encore la photographie de M. Tinkham, sur laquelle on voit un petit bout de vêtement soulevé par une main invisible. La photographie transcendantale nous fournit la preuve de l'existence éphémère de formes réelles, objectives, que nous ne pouvons comprendre que par l'hypothèse d'une matérialisation commençante, encore invisible à nos yeux. La matière nécessaire est certainement empruntée au médium, mais sa quantité est si minime, que le degré de dématérialisation du médium n'est pas perceptible pour nos sens.

2 - Au deuxième degré nous avons le phénomène bien connu de la matérialisation visible et tangible, mais seulement partielle et incomplète. Ainsi l'apparition de mains a été constatée aux séances depuis le début du mouvement spirite. Elle se produisait en pleine lumière, pendant que le médium se trouvait au milieu des assistants. Lorsque plus tard on en arriva aux séances obscures, les mains continuèrent à être senties en même temps que le médium que l'on tenait tout le temps par les mains. Dans ces conditions on obtint aussi des matérialisations partielles : des têtes, des bustes, des figures plus ou moins fluidiques, mais dans l'obscurité. Quand enfin on commença à isoler le médium derrière un rideau ou dans un cabinet noir, on obtint des apparitions de mains, de têtes, de bustes qui étaient bien plus nettes et qui se montraient même avec un peu de lumière. D'après le principe de la théorie, ce phénomène de la matérialisation partielle doit correspondre à une dématérialisation partielle du médium, c'est-à-dire d'un de ses organes quelconques, ou à une dématérialisation générale plus ou moins inappréciable à nos sens.
On n'a pas pu faire sur le médium même qui, dans ces cas, se trouvait toujours tout à fait seul dans le cabinet, d'observations directes sur les changements qui pouvaient accompagner dans son corps la création des phénomènes. Mais en dernier lieu, dans le cas des séances avec Mme d'Espérance qui vont être traitées tout à l'heure en détail, nous avons obtenu la pleine confirmation de nos conclusions logiques : pendant que Mme d'Espérance se tenait, à une faible lumière, devant le rideau, et que des demi-matérialisations se produisaient derrière le rideau, par exemple des apparitions de mains et de bustes, plusieurs personnes ont constaté au moyen du toucher et de la vue, une demi-dématérialisation de son corps, c'est-à-dire celle de ses pieds et de ses jambes.

3 - Au troisième degré nous avons la matérialisation complète, c'est-à-dire celle d'une figure humaine visible et tangible complète, qui pour l'œil ne diffère en rien d'un corps humain vivant. Ce phénomène est le développement le plus élevé, le non plus ultra de la matérialisation, pendant laquelle le médium se trouve isolé dans l'obscurité, et généralement en transe. Une longue étude de ce phénomène força à reconnaître que lorsque l'on obtenait la complète matérialisation d'une figure humaine, cette matérialisation présentait indubitablement les traits du médium. De là résultèrent bien des causes de soupçons, de prétendus démasquages, etc. Toutes les tentatives pour voir le médium et la figure entière en même temps (pendant lesquelles on n'a malheureusement pas recherché l'état des deux corps, ceux du médium et de la figure) échouèrent à de rares exceptions près. Quand enfin on se fut assuré au moyen de garanties exceptionnelles (par exemple en tenant les cheveux du médium à l'extérieur du cabinet, ou bien en l'introduisant dans un courant galvanique) que le médium ne pouvait jouer ni consciemment ni inconsciemment le rôle du médium en personne, et que néanmoins la ressemblance de la figure et du médium était complète, ou au moins presque complète, (comme dans le cas de John King qui ressemblait à son médium Williams et de Katie King qui ressemblait à Miss Cook, son médium) on fut porté à admettre que le double ou le dédoublement du médium était le point de départ du phénomène. Mais cette expression nous conduit à une fausse interprétation ; car on peut comprendre ou se figurer que ce double est pour ainsi dire comme une moitié, un simulacre de son corps, tandis que son corps réel se trouve derrière le rideau.
En réalité ce n'est point une moitié, point un semblant de corps, mais un véritable corps complet, en chair et en os, qui est en tout ressemblant au médium ; bref, c'est le corps du médium, à s'y tromper. Qu'est donc devenu au même instant son corps réel ? On ne peut pourtant pas raisonnablement admettre que le médium ait, à un moment donné, deux corps complets absolument identiques. Nous avons déjà dit qu'il était, en somme, complètement logique d'admettre que le degré de matérialisation d'une apparition corresponde au degré de dématérialisation du médium ; si, en conséquence, la matérialisation de la forme humaine qui apparaît est complète, la dématérialisation du médium doit aussi être complète, ou tout au moins doit aller jusqu'à un degré tel qu'il pourrait devenir invisible pour nos yeux, si l'on voulait s'assurer de son état pendant ce phénomène.


En résumé, et en gardant constamment présente la thèse que toute matérialisation nécessite une dématérialisation correspondante du médium l'échelle complète des divers phénomènes de matérialisation se présenterait de la manière suivante :


1 - La matérialisation invisible primordiale correspond à une dématérialisation minima et invisible du médium, qui reste visible.

2 - La matérialisation visible, mais partielle, incomplète quant à la forme ou l'essence, correspond à une dématérialisation également partielle ou incomplète du médium qui est encore visible dans l'ensemble ou en partie.

3 - La matérialisation visible et complète d'une forme humaine entière correspond à une dématérialisation maxima ou complète du médium jusqu'au point où, de son côté, il devient invisible.


Ceci admis en principe général (ce qui, pourtant, n'exclut pas toutes sortes de nuances et de possibilités suivant les aptitudes spéciales des divers médiums et la composition du cercle, et aussi parce que nous ignorons les limites du développement du phénomène) nous expliquerait, jusqu'à un certain point, nombre de faits mystérieux des matérialisations qui paraissent douteux et engendrent le soupçon. Mais j'y reviendrai dans un chapitre spécial. La question importante est celle-ci :
Avons-nous des faits certains qui justifient les points 2 et 3 du formulaire général que je viens d'établir ?
Nous sommes maintenant en état de répondre affirmativement.
Je commencerai par un fait de mon expérience personnelle auquel je réfléchis depuis longtemps et qui, à mes yeux, se présente à l'appui de cette théorie comme une si forte présomption, qu'elle équivaut presque à une preuve positive. Il a trait à la matérialisation classique de Katie King que j'ai déjà décrite dans « Animisme et Spiritisme » et que je reproduis de nouveau ici en abrégé.


C'était en 1873, M. Crookes avait déjà publié ses articles sur la force psychique, mais il ne croyait pas encore aux matérialisations, disant qu'il n'y croirait que quand il pourrait voir en même temps la forme matérialisée et le médium. Comme je me trouvais, à ce moment, à Londres, je désirais, très naturellement voir ce phénomène - alors unique - de mes propres yeux.
Après avoir fait la connaissance de la famille de M. Cook, je fus très gracieusement invité à la séance qui devait avoir lieu le 22 octobre. La séance eut lieu dans une petite chambre servant de salle à manger. Le médium, Miss Florence Cook, prit place sur une chaise dans un enfoncement formé par la cheminée et un coin de la chambre, derrière un rideau glissant sur des anneaux. M. Luxmoore, qui dirigeait la séance, exigea que je vérifiasse avec soin la place et la manière dont il venait de lier le médium, car il considérait cette mesure de prudence comme toujours nécessaire. Il attacha au préalable chacune des mains du médium avec une forte bande, cacheta les nœuds puis, réunissant les deux mains du médium derrière le dos, il les attacha avec les bouts de la même bande et cacheta à nouveau les nœuds ; puis il les lia encore une fois à une longue bande qui fut engagée hors du rideau à travers un coulant de cuivre et tenant à la table à côté de laquelle était assis M. Luxmoore et fixée elle-même sur cette table.
De cette manière le médium n'aurait pas pu se lever sans tirer sur la bande. La chambre était éclairée par une petite lampe placée derrière un livre. Au bout de moins d'un quart d'heure, le rideau fut poussé assez de côté pour découvrir une forme humaine qui se tenait droite à côté du rideau, tout habillée de blanc, le visage à découvert, mais les cheveux également couverts d'un voile blanc. Les mains et les bras étaient nus... c'était Katie. Pendant toute la durée de la séance, Katie causait avec les membres du cercle. Sa voix s'était adoucie jusqu'au murmure. Elle répéta plusieurs fois :

- « Posez-moi des questions… des questions raisonnables ».
- Là-dessus je lui demandai : « Ne pouvez-vous me montrer votre médium ? ».
- Elle répliqua « Oui, venez très vite et voyez ».
En un moment j'avais rejeté le rideau, je n'avais qu'un pas à faire, la forme blanche avait disparu.
Devant moi, dans un coin sombre, se trouvait la forme sombre du médium, assise dans un fauteuil. Elle avait une robe de soie noire ; c'est pourquoi je ne pouvais la voir très distinctement. Dès que j'eus repris ma place, la forme blanche de Katie apparut de nouveau près du rideau et me demanda :

- «Avez-vous bien examiné ».
- Je répondis : - « Pas tout à fait car il faisait assez sombre derrière le rideau ».
- « Alors prenez la lampe et examinez au plus vite » répliqua Katie d'un ton décidé.
En une seconde j'étais avec la lampe derrière le rideau. Toute trace de Katie avait disparu ; je n'avais devant moi que le médium en transe profonde, assis dans un fauteuil, avec les mains attachées derrière le dos. La lumière qui tomba sur sa figure fit son effet habituel : le médium commença à gémir et à s'éveiller. Un dialogue intéressant s'établit derrière le rideau entre le médium, en train de s'éveiller tout à fait, et Katie qui tentait de l'endormir à nouveau. Mais elle fût obligée de céder, dit adieu, et le silence suivit. La séance était finie. M Luxmoore m'engagea à inspecter à fond les liens, nœuds et cachets. Tout était intact ; et quand il me proposa de couper les liens, je ne pus introduire qu'avec peine les ciseaux sous les bandes, tant les poings étaient attachés fortement.

Ma confiance dans l'authenticité de ce fait est absolue ; aussi je le considère comme de la plus haute importance pour la confirmation du principe théorique qui nous occupe. Comment doit-on comprendre ce phénomène et qu'en conclure ? Katie avait, comme on sait, une ressemblance parfaite avec son médium. Elle était son double à s'y tromper ; et non en forme hallucinatoire, mais en chair et en os, avec un cœur et des poumons, comme l'a établi M. Crookes. Peut-on, raisonnablement, admettre que le médium puisse, à un moment donné, avoir deux corps complets en même temps : l'un sous la forme de Katie hors du cabinet, l'autre sous sa propre forme dans le cabinet ? Evidemment non. Les liens restés intacts prouvent que Katie n'était pas le médium en personne, jouant inconsciemment le rôle de l'esprit. Le médium n'aurait pas pu en un moment se dévêtir, se sortir des liens, se rhabiller, se rattacher, etc. ; même si, au point de vue physique, cela eût été, possible. On a donc tout lieu de croire que, même si j'avais pu devancer Katie ou jeter un regard dans le cabinet pendant qu'elle était en dehors, je n’y aurais tout de même pas vu son médium, tout au plus ses vêtements, ou bien aussi rien de tout cela. Mais comment doit-on comprendre que la forme se mette avec la rapidité de l'éclair à la place du médium, habillée, attachée ? Les habits et les liens doivent pourtant, si le corps disparaît, tomber à terre. Comment donc y rentrer ? Cela nous force à supposer que certainement tout le corps ne se dématérialise pas, mais que quelque chose - un «substratum» une forme astrale - subsiste, qui conserve les positions des liens et des habits, et que, de cette façon, la forme matérialisée peut en un moment se séparer de cette forme fluidique, puis de nouveau se réunir à elle ; et ainsi le médium se trouve à sa place.
Nous savons qu'aux séances avec lumière, les mains matérialisées apparaissent avec une rapidité incomparable, et disparaissent de nouveau dans le médium.
Le phénomène est donc le même. Nous avons, à l'appui de cette théorie, un fait parfaitement probant, dans l'aventure suivante du colonel Henry S. Olcott, arrivée en 1874 avec le médium Mme Elisabeth J. Compton, en Amérique.
Le colonel raconte ce qui suit dans son livre « People from the other World [1] » (Gens de l'autre monde).
Ma première séance avec le médium eut lieu le soir du 20 janvier 1874. Les spectateurs, au nombre d'une demi-douzaine, étaient assis sur des chaises tout autour de la chambre, à distance d'environ huit pieds du cabinet : Mme Compton prit place à l'intérieur, sur la chaise, la lampe dans la chambre fut baissée très bas, et pendant longtemps il ne se passa rien d'intéressant. Enfin, la porte s'ouvrit et la figure d'un Indien parut sur le seuil, nous interpella et me salua cordialement, mais ne sortit pas, déclarant le médium trop faible et chancelant pour lui fournir la force nécessaire.
Le soir suivant se montra la petite Katie Brink qui circula, toucha plusieurs personnes et caressa leurs mains et leurs joues. Habillée d'un vêtement flottant de mousseline blanche crêpée, la tête couverte d'un voile de fiancée qui tombait jusqu'à ses genoux, glissant comme sur des souliers de velours, et visible à moitié seulement dans l'obscurité, elle me rappelait la fiancée de Corinthe, de Goethe...
Passant auprès des autres spectateurs, elle vint à moi qui me tenais à l'écart une main appuyée sur la cloison du cabinet, et, tandis qu'elle me caressait doucement le front, elle s'assit sur mes genoux, mit un bras sur mon épaule et me baisa la joue gauche. Son poids paraissait à peine aussi fort que celui d'un enfant de huit ans, mais je sentis son bras ferme sur mon épaule, et les lèvres qui m'embrassèrent étaient aussi naturelles que des lèvres vivantes. Après nous être entendus je pénétrai dans le cabinet, tandis que la petite fille se trouvait extérieurement : je n'y trouvai point de médium, bien que j'eusse inspecté non seulement tous les recoins et que pour mieux m'assurer que je n'étais pas halluciné j'eusse palpé la chaise, les murs et tout l'espace à l'entour. Il ne pouvait y avoir qu'une alternative : ou l'esprit n'était pas un esprit, mais le médium ; ou le médium avait été transfiguré à la manière des thaumaturges orientaux (évocateurs des morts). Je voulus trancher définitivement cette question avant de quitter la ville.
Le lendemain soir, après avoir obtenu l'assentiment amical de Mme Compton de se soumettre, à mes investigations, j'enlevai ses boucles d'oreille, je l'assis sur une chaise dans le cabinet, et je l'y fixai en passant un fil retors, no 50, à travers les trous percés dans ses oreilles et en cachetant les bouts des fils au dossier de la chaise avec de la cire à cacheter, sur laquelle j'appuyai mon sceau particulier. Là-dessus je fixai la chaise au sol avec de la ficelle et de la cire à cacheter, d'une manière tout à fait sûre….
Lorsque la lumière eût été diminuée, comme d'habitude à ces séances, et la porte du cabinet fermée, nous chantâmes pendant quelques minutes ; tout à coup, au travers de l'ouverture au-dessus de la porte, une paire de mains flottèrent de droite à gauche et disparurent aussitôt. Là-dessus il vint encore une paire de mains plus grandes, et alors une voix me parla (si ce n'était point celle du défunt Daniel Webster, c'était au moins sa reproduction exacte en profondeur, sonorité, tonalité, autant que je puis m'en souvenir) et me donna des instructions complètes et des mesures de prudence sur la manière dont je devais continuer mes recherches. Quand je pénétrerais dans le cabinet, pendant que l'esprit était à l'extérieur, je pourrais partout tâter et toucher librement, pour me convaincre que le médium n'y était pas, mais je devais prendre soin de ne pas toucher effectivement la chaise. Je pourrais approcher mes mains aussi près que je le désirerais, mais j'étais prié d'éviter le contact direct avec la substance (de la chaise). Ensuite je devais mettre sur le plateau de la balance une couverture de n'importe quel genre, pour que l'esprit ne soit pas en contact avec du bois ou du métal. Je promis de me conformer à ces indications et j'eus bientôt la satisfaction de voir la petite fille en blanc par la porte ouverte. Elle s'avança, parcourut le cercle, toucha plusieurs personnes et s'approcha ensuite de, la balance. J'étais assis, prêt à agir, une main au poids et l'autre au bout du levier, et je pris, dès qu'elle monta, son poids, sans perdre une seconde. Elle se retira aussitôt dans le cabinet ; après quoi je lus les chiffres à la lumière d'une allumette. Elle ne pesait que 77 livres anglaises, quoiqu'elle n'eût pas la forme d'un enfant...
L'esprit ressortit et je pénétrai aussitôt dans le cabinet ; examinai tout avec le plus grand soin, mais je ne trouvai, comme avant, aucune trace du médium. La chaise était là ; mais aucun corps présent n'était assis dessus. J'engageai alors la jeune fille-esprit à se faire, si c'était possible, plus légère, et elle remonta sur la balance. Aussi vite que la première fois, j'avais mis le levier en équilibre ; et, lorsqu'elle se fut de nouveau retirée comme la première fois, je lus le chiffre 59 livres. Elle reparut encore une fois et, cette fois, elle alla de l'un a l'autre des spectateurs, caressa la tète de l’un, la main de l'autre, s'assit sur les genoux de Mme Hardy, mit doucement sa main sur ma tête, caressa ma joue et monta sur le plateau de la balance pour me permettre une dernière épreuve. Cette fois, elle ne pesa que 52 1ivres quoique du commencement à la fin aucun changement, ni dans ses vêtements ni dans son apparence corporelle n'ait été constaté...
Ce pesage terminé, Katie ne parut plus. Après que quelques minutes se furent écoulées, nous fumes interpellés par la basse profonde et gutturale du chef indien qui se montra à la porte. Une conversation s'ensuivit entre lui et Mme Hardy qui avait habité quelques années chez les indigènes de l'Ouest et qui témoigna de l'authenticité du langage parlé par l'esprit-chef.
J'entrai avec une lampe à l'intérieur et je trouvai le médium exactement tel que je l'avais laissé au début de la séance, chaque fil et chaque cachet intact. Elle était assise, la tête appuyée contre la paroi, sa chair pâle et froide comme du marbre, ses pupilles relevées sous les paupières, son front couvert d'une sorte de sueur de mort, sans respiration et sans pouls. Lorsque tous eurent vérifié les fils et les cachets, je coupai les minces liens avec des ciseaux et je portai, en tenant la chaise par le siège et le dossier, la femme cataleptique au plein air de la chambre. Elle resta ainsi 18 minutes sans vie ; la vie rentra alors peu à peu dans son corps, jusqu'à ce que la respiration, le pouls, et la température de sa peau redevinssent normaux. Je la mis sur la balance ; elle pesait 121 livres.
Comme, d'après cela, la forme de Katie Brink pesait 77 livres, il restait pour le corps du médium dans le cabinet seulement 44 livres, un peu plus d'un tiers de son poids normal - et il était déjà invisible à nos yeux, ainsi que ses habits et ses liens. Il faut donc supposer qu'il se trouvait là un corps, qui conservait la position du corps du médium, de ses vêtements et de tous les fils, qui leur servait de base invisible. Mais la forme de Katie Brink ne ressemblait pas à celle de son médium ; elle avait la stature d'une enfant de huit ans. Que devait-il donc rester du corps de Miss Cook, le corps de Katie King, au dire de M. Crookes, étant encore plus grand que celui de son médium ?
Nous avons d'autant plus le droit de prétendre que ce reste était invisible et que la transfusion du corps matérialisé dans son corps astral (qui était assis sur la chaise) se fit avec une vitesse incompréhensible. Ceux qui ont examiné des apparitions de mains, peuvent se faire une idée de la rapidité avec laquelle ces mains apparaissent et retournent dans le corps du, médium ; cela peut faire comprendre la rapidité de la disparition d'une forme entière.
M. Crookes a fait, à plusieurs reprises, la remarque, en entrant en même temps que Katie dans le cabinet noir, qu'elle avait disparu au même moment. Comme il maintenait toujours sa prétention de voir ensemble la forme et son médium, il finit par y réussir, mais une fois seulement dans l'obscurité, et alors Katie ne pouvait plus parler ; elle se trouvait donc dans un état de demi-matérialisation. Il est dommage que la forme de Katie n'ait pas été pesée ; on pourrait presque affirmer qu'elle devait posséder 9/10 du poids du médium.
Ici j'ajoute, encore un fait de ma propre expérience, qui confirme les deux précédents.
En 1890 je me suis rendu tout exprès à Gothenbourg, pour avoir avec Mme d'Espérance une série de séances de matérialisation. Elle m'autorisa à la soumettre à toutes les conditions d'épreuves que je considérerais comme nécessaires, pour me convaincre des phénomènes, privilège qu'elle n'avait encore accordé à personne.
A la séance du 5 juin j'étais assis, comme d'habitude, tout près du coin du cabinet dans lequel Mme d'Espérance se trouvait assise à mes côtés ; le rideau seul nous séparait, son ouverture latérale se trouvait tout près de mon épaule droite, je n'avais qu'à tirer le rideau un peu de côté pour voir le médium. La forme matérialisée, qui apparaissait alors sous le nom de Yolanda, s'était déjà montrée plusieurs fois et, même, s'appuyant sur mon bras, avait fait le tour du cercle. Une lampe au plafond, couverte de plusieurs feuilles de papier rouge, répandait une faible lumière ; mais, lorsque je me trouvais avec Yolanda au-dessous même de la lampe, elle l'éclairait suffisamment pour que je pusse reconnaître indubitablement, en elle, les traits du médium. Lorsque nous eûmes regagné le cabinet, je repris ma place et Yolanda resta debout à moitié dehors, dans l'ouverture du milieu du rideau. Alors, tout en ne cessant pas de la regarder, je passai doucement mon bras droit dans l'ouverture latérale du rideau du cabinet près de moi. Je n'avais qu'à étendre un peu mon bras pour m'assurer si le médium se trouvait à sa place ; c'est ce que je fis. Le médium était assis sur un fauteuil rembourré, assez bas. J'élevai ma main directement jusqu'à la hauteur du dossier du fauteuil et je la laissai ensuite glisser contre le dossier jusqu'au siège, le médium n'y était pas.
Mais, au moment même où ma main se trouvait déjà sur le bras du fauteuil, Yolanda rentra dans le cabinet, une main tomba sur la mienne et la repoussa. Immédiatement après le médium me demanda à boire ; je lui tendis un verre d'eau par la même fente du rideau par où j'avais passé mon bras ; le médium était à sa place dans son vêtement rouge, les manches serrées. Yolanda un instant auparavant, était encore, en vêtement blanc, avec les bras nus jusqu'aux épaules, les pieds nus aussi et avec un voile blanc sur son corps et sa tête ; maintenant elle avait disparu. Tout à fait comme c'était le cas pour Katie.
Cet événement me donna beaucoup à réfléchir.
Comment Yolanda, qui se trouvait à moitié hors du cabinet, a-t-elle pu remarquer les mouvements de mon bras à l'intérieur du cabinet ? Il lui était positivement impossible, par suite de l'obscurité presque complète, de voir si je laissais pendre mon bras le long de ma chaise ou si je l'introduisais derrière le rideau. Il était encore plus impossible de voir ce que mon bras faisait là, ou bien où se trouvait ma main ; néanmoins, le mouvement de la main qui repoussa la mienne était aussi délibéré que précis.
Si c'était bien le médium en personne qui, d'une façon consciente ou inconsciente, représentait Yolanda, et si le fauteuil était réellement vide, le médium ne pouvait ni voir ni sentir la perquisition de ma main ; il aurait dû continuer à jouer son rôle d'esprit, il serait resté à sa place ou rentré dans le cabinet ou bien il en serait sorti à nouveau, etc., comme si de rien n'était.
Mais il y avait eu un dérangement ; Yolanda ne se montra plus et il fallut cesser la séance.
Quand j'entendis dire, le lendemain, que quelque chose avait effrayé le médium, j'interrogeai Mme d'Espérance elle-même, sans toutefois lui rien dire de mes observations. Elle me répondit que, vers la fin de la séance, elle avait senti comme si quelque chose se remuait autour d'elle, de sa tête, ou de ses épaules ; que cela l'avait tant effrayée qu'involontairement elle avait laissé tomber sa main, sur laquelle elle appuyait sa tête et que sa main en avait rencontré une autre, ce qui l'avait encore bien plus épouvantée.
C'était fort étrange. Les impressions de Mme d'Espérance étaient bien celles qu'elle aurait dû éprouver, si elle s'était trouvée à sa place. Et pourtant ma main n'avait pas rencontré son corps sur la chaise. Qui donc avait eu ces impressions ? N'en faut-il pas conclure qu'un simulacre de son corps était resté sur le siège, image douée de sensation et de conscience ?
Mme d'Espérance possède aussi, comme on sait, le don de l'écriture médiumnique ; ainsi, elle reçoit pendant et en dehors des séances, des communications au nom d'un certain Walter qui se déclare le directeur des phénomènes de matérialisation. Moi aussi je me servis de cette entremise pour savoir quelles explications je recevrai de ce côté. Le lendemain de la séance je priai Mme d'Espérance de prendre le crayon et la conversation suivante s'engagea entre l'esprit Walter et moi.
- « As-tu vu ce qui a effrayé le médium ? »
- « Oui ; une main se posa d'abord sur sa figure, puis sur ses genoux, puis sur sa main. Ce fut tout. »
- « La main de qui ? » (car je gardais toujours mon secret).
- « Je ne l'ai pas vu, car mon attention fut seulement dirigée sur ce fait lorsque le médium fut effrayé ».
- « Mon désir principal est de voir Yolanda et le médium en même temps. Est-ce possible ? ».
- «Tout dépend de combien il en reste (du médium) ».
- « Si je regardais tout-à-coup dans le cabinet, trouverai-je le médium éloigné de sa place ? ».
- «Très probablement. Tout dépend d'où la matière est prise pour édifier la forme de Yolanda. Si il y en a une certaine quantité dans le cercle, de manière que nous ne dépendions pas uniquement du médium, vous le verriez aussi bien qu'en ce moment ».
Quelques jours après, comme Yolanda avait été plusieurs fois hors du cabinet (pendant que le médium avait été attaché par moi avec une bande de toile qui lui entourait la taille et dont les deux bouts passaient par une attache vissée dans le sol et étaient fixés à ma chaise), je demandai à Walter :
- « Combien restait-il cette fois du médium, lorsque Yolanda sortit ? »
- « Je ne crois pas qu'il soit resté grand'chose du médium, les organes de ses sens exceptés ».
- « Si, pendant que le corps du médium a presque complètement disparu, je passais ma main doucement à sa place, cela pourrait-il nuire au médium ? »
- « Cela pourrait arriver si vous appuyiez fortement votre main. S'il se passait quelque chose qui pût blesser la forme matérialisée, le médium en aurait immédiatement connaissance. ».
- « Et si je passais ma main en travers du corps du médium ? »
- « Cela le blesserait sérieusement, si nous n'étions pas sur nos gardes pour éviter un pareil malheur. Essayer serait une dangereuse expérience ? »
- « Dans ce cas, si je tirais sur la bande de toile qui entoure la taille du médium, je couperais son corps en travers ?»
- « Oui ; mais cela n'arriverait que si sa matière avait été totalement employée ; et cela a eu lieu très rarement, quoique souvent il en soit très peu resté »
- « D'après cela, l'invisibilité du corps du médium, lorsqu'on le regarde, n'est pas encore une preuve qu'il n'y ait pas là un corps ? »
- « Certainement non ; c'est seulement une preuve que vous n'avez pas les yeux assez perçants pour le voir. Vous ne le voyez pas, mais un voyant pourrait le voir ».
Mme d'Espérance était stupéfaite, pendant que ces réponses se produisaient par sa propre main. Elle ne cessait de s'écrier « C'est quelque chose de tout à fait nouveau ; c'est une révélation ! Et j'étais pourtant certaine d'être toujours la même ! »
- « Mais il est pourtant impossible, lui dis-je, que vous n'avez ressenti en vous aucun changement, tandis qu'un phénomène aussi extraordinaire que la matérialisation avait lieu ».
- « Je sentais bien un changement, répondit-elle, mais j'étais profondément persuadé d’être seule à le sentir ».
- « Pouvez-vous me décrire ce changement ? »
- « J'avais en mon intérieur le sentiment d'être vide (as if 1 was empty) répliqua-t-elle ».
Réponse bien significative et concordant parfaitement avec les faits mentionnés ci-dessus et les spéculations théoriques qui en découlent. Mme d'Espérance ne soupçonnait alors pas encore que ce sentiment de vide pût être autre chose qu'une sensation simplement subjective.
On trouvera plus loin les détails intéressants du long interrogatoire auquel je soumis Mme d'Espérance, les notes de mon séjour à Gothenbourg, et ses impressions pendant les séances. Ces détails sont d'espèce unique car elle aussi est un médium unique en son genre, elle qui ne tombe pas en transe et se rend compte de tout ce qui se passe en elle et autour d'elle, pendant une séance de matérialisation. Le temps était venu de les publier, maintenant que nous avons la preuve objective, visible et tangible de ses assertions qu'on ne peut plus traiter d'uniquement subjectives.


[1] Hartford, Conn. - American Publishing Company 1875, gr- in-80 de 493 p.

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